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Les fausses promesses de la méthode Toyota

par François Desriaux / avril 2012

Censé réconcilier l'amélioration des conditions de travail et l'augmentation de la productivité, en promouvant la participation des salariés, le lean est partout, dans l'industrie, mais aussi dans les services. Même les fonctions publiques s'y convertissent.

Adieu Taylor et Ford, vive le toyotisme, dont le lean est la théorisation ! Ce n'est pas juste un modèle de rationalisation, c'est presque une religion.

Sauf que, à l'usage, le lean ne tient pas ses promesses. Les salariés déchantent quand, au terme d'une concertation tronquée, ils souffrent dans leurs articulations du renforcement de l'intensification du travail et, dans leur tête, de devoir contenir leur expérience et leurs aspirations.

Ces travers ne sont pas le fruit de pratiques déviantes. Non, le lean est fondé sur un modèle erroné du fonctionnement de l'homme au travail, qui neutralise sa capacité d'initiative, sa créativité, son pouvoir d'agir. Autant de ressources sans lesquelles on ne peut produire de la qualité. Autant de sujets d'un débat que les représentants du personnel peuvent initier avec les salariés, pour prendre au mot les promesses du lean

Un modèle sans vertus sur les conditions de travail

par Antoine Valeyre socioéconomiste, chercheur au CNRS (Eris-CMH) / avril 2012

Loin de diminuer les contraintes pesant sur les salariés, les organisations en lean s'accompagnent d'expositions plus importantes à certains risques. C'est ce que révèle une étude menée à partir de l'enquête européenne sur les conditions de travail.

Considéré par ses promoteurs comme un nouveau modèle organisationnel de référence, destiné à supplanter le modèle taylorien, le lean est censé améliorer simultanément les performances économiques et productives des entreprises et les conditions de travail des salariés. Pourtant, sa mise en oeuvre ne répond pas toujours aux attentes d'une meilleure qualité de vie au travail pour les salariés, comme en témoigne la montée des troubles musculo-squelettiques et psychosociaux observée dans de nombreux cas. La question de l'amélioration des conditions de travail via la diffusion des organisations en lean fait donc débat. Elle conduit aussi à s'interroger sur la prédominance de ce modèle au sein des nouvelles formes d'organisation du travail.

Une étude récente réalisée pour la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail1 , sur la base de l'enquête européenne sur les conditions de travail de 2005 (voir " Repères "), a apporté des éléments de réponse à ces questions. En s'appuyant sur une typologie des formes d'organisation du travail à l'oeuvre dans les 27 pays de l'Union européenne, elle a permis, par des analyses comparatives, d'examiner si les organisations en lean présentaient moins de facteurs de risque que les organisations tayloriennes et de déterminer si elles constituaient les nouvelles formes d'organisation les plus propices à la qualité de vie au travail des salariés.

Repères

La 4e enquête européenne sur les conditions de travail a été réalisée en 2005 par la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail dans 31 pays (dont les 27 de l'Union européenne) auprès de 29 766 personnes ayant un emploi. L'étude mentionnée dans l'article porte sur un échantillon de 9 240 individus issu de cette enquête, représentatif de 102,6 millions de salariés des 27 pays de l'Union européenne travaillant dans des établissements d'au moins 10 personnes dans des activités marchandes non agricoles.

Une classification des principales formes d'organisation du travail en vigueur dans l'Union européenne a permis tout d'abord d'identifier quatre classes bien distinctes se rattachant, par leurs caractéristiques respectives, à des modèles types : les organisations tayloriennes, en lean, apprenantes et de structure simple. Cette typologie a révélé que les nouvelles formes d'organisation du travail, porteuses de dynamiques d'apprentissage, d'initiative et de résolution de problèmes dans le travail, ne relevaient pas d'un seul modèle mais de deux : celui du lean, où les salariés disposent d'une autonomie limitée et contrôlée sous des contraintes de rythme importantes, et celui des organisations apprenantes, où les salariés bénéficient d'une large autonomie et sont soumis à de bien moindres contraintes de rythme. Par ailleurs, elle a fait apparaître que les formes traditionnelles d'organisation du travail - tayloriennes ou de structure simple - concernaient encore une proportion importante de salariés.

Travail pénible et à risque

L'analyse comparative des conditions de travail a porté sur plusieurs variables : les expositions physiques (pénibilités physiques, nuisances liées à l'environnement de travail et risques toxiques), les contraintes temporelles (horaires atypiques et durées de travail longues) et l'intensité du travail. Comme les formes d'organisation du travail varient selon de multiples caractéristiques - secteurs d'activité, taille des établissements, groupes socioprofessionnels, pays... -, la comparaison des conditions de travail a dû tenir compte de ces variables structurelles. Elle a donc été effectuée selon des méthodes permettant de raisonner toutes choses égales par ailleurs.

Premier constat : les organisations en lean n'offrent pas dans l'ensemble de meilleures conditions de travail que les organisations tayloriennes. La probabilité d'y être exposé à des conditions physiques de travail pénibles ou risquées est souvent plus élevée que dans les organisations tayloriennes. C'est le cas pour l'ensemble des facteurs de risque toxique : respiration de fumées, de poussières, etc. ; inhalation de vapeurs de dissolvants ou de diluants ; contact ou manipulation de produits ou de substances chimiques ; manipulation ou contact direct avec des matériaux pouvant être infectieux ; radiations. C'est aussi vrai pour des pénibilités physiques comme le port ou le déplacement de charges lourdes, ou des nuisances comme l'exposition au froid. En revanche, cette probabilité est plus faible pour les positions douloureuses ou fatigantes et les mouvements répétitifs des mains ou des bras. En outre, la situation n'est pas significativement différente entre ces deux modèles d'organisation en ce qui concerne d'autres pénibilités physiques (station debout ou marche, vibrations provoquées par des outils ou des machines) et certaines nuisances comme le bruit et la chaleur.

La comparaison des conditions horaires de travail va dans le même sens. Si la probabilité de travailler en horaires atypiques est plus faible dans les organisations en lean que dans les organisations tayloriennes pour le travail de nuit ou en soirée, elle est plus élevée lorsqu'il s'agit du travail le samedi ou le dimanche. En outre, la probabilité d'avoir des durées de travail longues (plus de 48 heures hebdomadaires, fréquemment plus de 10 heures quotidiennes) s'y avère beaucoup plus forte. Enfin, l'intensité du travail ressentie par les salariés ne présente pas de différence notable entre organisations en lean et organisations tayloriennes. La probabilité de travailler tout le temps ou presque sous des cadences élevées ou selon des délais très stricts et très courts ne différencie pas significativement ces deux formes d'organisation. Il en est de même concernant la probabilité de manquer de temps pour effectuer son travail.

Vers des organisations apprenantes ?

Parmi les nouvelles formes d'organisation du travail à l'oeuvre en Europe, les organisations en lean sont donc loin d'offrir les meilleures conditions de travail à leurs salariés. En revanche, la situation se révèle bien plus favorable, pour la plupart des facteurs de risque étudiés, dans les organisations apprenantes. La probabilité d'exposition à des pénibilités ou à des nuisances physiques, à des risques toxiques, à des horaires atypiques ou à une intensité du travail élevée y est bien plus faible que dans les organisations en lean. Seule la pratique de durées de travail longues ne distingue pas significativement ces deux formes d'organisation.

De tels résultats peuvent surprendre, lorsqu'on sait que les innovations organisationnelles développées en Europe depuis les années 1970 se donnaient bien le double objectif d'améliorer les performances des entreprises et les conditions de travail des salariés. L'explication tient peut-être à la montée du chômage de masse et des problèmes d'emploi, qui ont rendu les préoccupations relatives à la qualité du travail moins prioritaires. Le développement de nouvelles formes d'organisation du travail ne s'est plus nécessairement accompagné d'une amélioration des conditions de travail. C'est ce qu'on observe pour les organisations en lean. En revanche, les organisations apprenantes semblent ouvrir la perspective d'une meilleure qualité de vie au travail pour les salariés.

  • 1

    Working conditions in the European Union : Work organisation, par Antoine Valeyre, Edward Lorenz, Damien Cartron, Péter Csizmadia, Michel Gollac, Miklós Illéssy, Csaba Makó, Eurofound, 2009.

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