Derrière la banalisation du terme de "qualité" dans les entreprises se déroule une bataille importante sur sa signification. Qu'est-ce que la qualité ? La réponse varie selon que l'on est un professionnel, un consommateur ou un gestionnaire.
Ainsi, la qualité vue par un professionnel désigne "le bon boulot" dans un métier. Les critères se construisent collectivement par la controverse sur les pratiques, autour de questions telles que : "peut-on faire ceci ou cela ?", "comment le faire ?"... Ces critères sont discutables et, lorsque le milieu de travail l'autorise, quotidiennement discutés. Ils portent non seulement sur le travail réalisé, fini, mais aussi sur la façon dont il faut procéder pour y parvenir. Ils concernent ainsi la manière de faire et de dire, les inventions à déployer pour répondre à l'imprévu ou à l'incertitude, ainsi que l'économie générale de l'action. La conception de la qualité dans une profession répond à des enjeux essentiels comme "être utile", "tenir" au travail, c'est-à-dire travailler en ayant un bon usage de soi en faisant face aux risques, ou "ne pas gâcher" de la matière, du temps, de l'énergie... Seuls ceux qui exercent le métier peuvent légitimement participer à la fabrication de ces critères.
Quand l'idéal devient la norme
Dans les entreprises, les indicateurs de qualité sont fabriqués par des directions dites "fonctionnelles". Héritières des bureaux d'études tayloriens, elles se sont multipliées en un siècle. Les experts sont maintenant pléthore et organisés en secteurs : marketing, communication, ressources humaines, informatique, contrôle de gestion, qualité, sécurité... Ils ne produisent pas directement les biens ou services mais ont pour mission de mettre en place des normes, procédures, systèmes de mesure et dispositifs de contrôle sur le travail productif réalisé par ce que l'on appelle les "opérationnels".
Ces indicateurs de qualité ont trois caractéristiques principales. Ils portent sur la partie visible et mesurable de l'activité : le travail réalisé. Ce qu'il faut faire "vraiment" pour arriver à produire, ce travail invisible qu'on appelle le "travail réel", est à la fois méconnu et non reconnu. Ensuite, ces indicateurs sont organisés par domaines de spécialité, au risque que leur addition ne produise pas une prescription cohérente. Les indicateurs de ressources humaines peuvent être contradictoires avec ceux de la qualité, ou l'informatique imposer des normes inconciliables avec celles du marketing. Enfin, chaque indicateur dans son domaine prescrit au mieux et sans limite. Les prescriptions tendent à être sophistiquées et infiniment exigeantes : zéro défaut, qualité totale, rentabilité croissante... Elles font de l'idéal une norme. Elles peuvent alors être perçues par les opérationnels comme injustes, incohérentes et impossibles à atteindre.
Critères abondants
Le consommateur, lui, a un point de vue d'amateur. Il juge de la qualité des biens matériels ou des services finis : "c'est une voiture de qualité", "c'est un bon restaurant". Ses critères sont abondants, souvent idéaux et parfois contradictoires. Il veut de la rapidité et de l'attention personnalisée, par exemple. La qualité est ici relative, puisqu'elle est mesurée à l'aune de ce que le consommateur pense devoir obtenir du fournisseur pour le prix qu'il a payé et relativement à ce qu'il peut trouver sur le marché. De ce point de vue, satisfaire un client consiste essentiellement à lui fournir une prestation qui corresponde à ses attentes ou, inversement, à fabriquer des expectatives au niveau de ce qu'on peut lui fournir.
La qualité du point de vue des gestionnaires est encore différente. Ces derniers ont diffusé massivement ce terme dans les entreprises privées puis publiques depuis un quart de siècle, via des démarches du même nom. Le terme de "qualité" désigne alors la conformité à des prescriptions, et notamment à des procédures (voir encadré). Il désigne également le "zéro défaut", c'est-à-dire une conception de l'activité selon laquelle on pourrait produire parfaitement du premier coup et améliorer ainsi la productivité. Enfin, les démarches qualité ont introduit l'objectif de satisfaire le client, qualifié de "roi". Cette surprenante métaphore crée une représentation sociale dans laquelle le consommateur est incité à édicter son bon vouloir à ses sujets, en l'occurrence les employés. Ces derniers, au contact avec le consommateur, doivent tout faire pour satisfaire ce pseudo-souverain. Notons que ces trois visions gestionnaires de la qualité peuvent être contradictoires : suivre strictement les procédures peut amener à ne pas traiter correctement un client, par exemple.
Les définitions de la qualité des professionnels, des consommateurs et des gestionnaires ne convergent pas nécessairement non plus, loin s'en faut. Chacun va tenter de défendre "sa" conception. Pour les professionnels, rien n'est pire que de devoir renoncer à faire du bon travail. Les consommateurs, surtout s'ils se prennent pour des rois, tiennent à en avoir pour leur argent. Les gestionnaires, eux, voient dans les démarches qualité des enjeux de maîtrise et de productivité.
Arbitrage
Le travailleur doit alors arbitrer entre ces différentes conceptions. Il tentera de trouver une solution pratique, qui soit à la fois vivable pour lui subjectivement et socialement acceptable. Ce travail de médiation est une activité complexe. Délicat à réaliser, surtout seul, il est généralement non reconnu. Si un professionnel, pour satisfaire un client tout en améliorant la productivité, s'écarte de la procédure prescrite, il peut être accusé de faire de la "non-qualité", par exemple. Mais s'il suit la procédure et que le client exprime son mécontentement, il sera également pris en défaut. Ce travail d'organisation, plus que la difficulté du travail lui-même, est souvent source de pénibilité et d'amertume, surtout lorsqu'il mène à renoncer à "sa" conception de la qualité.
Or les critères de qualité n'ont pas tous le même poids. Les rapports de pouvoir entre gestionnaires, professionnels et consommateurs présagent assez précisément des arbitrages finaux. Ainsi, dans les milieux professionnels où il subsiste du collectif, il est possible de respecter les critères de métier, même s'ils sont divergents par rapport aux critères gestionnaires ou consuméristes. A l'inverse, lorsque les critères financiers ou gestionnaires s'imposent sans contestation possible, les travailleurs comme les consommateurs voient leurs notions de la qualité malmenées. Le professionnel devra parfois renoncer à faire du bon travail. Le client, même fait roi, ne pourra pas non plus imposer ses critères à son fournisseur. Que l'on soit dans un centre d'appel téléphonique, un hôpital, un supermarché, une banque ou un train, les acteurs sociaux s'affrontent donc quotidiennement pour défendre "leurs" normes de qualité. La bataille sur leur conception a pour enjeux des intérêts matériels, l'évolution des liens sociaux et le sens de l'activité. De ce point de vue, elle a également à voir avec la santé au travail.