A la fin des années 1990, les professionnels intervenant sur la prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS) ont eu le sentiment de disposer de méthodes efficaces. Des améliorations significatives suivaient leurs interventions. Mais ils se sont rapidement aperçus que ces progrès étaient fragiles et que, bien souvent, dix-huit mois ou deux ans après la fin de leur intervention, les TMS étaient de retour. Cette situation a conduit la direction générale du Travail, du ministère du même nom, à financer un programme de recherche-action sur les leviers et freins d'une prévention durable des TMS, réunissant les chercheurs de trois laboratoires
et le réseau de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). De 2004 à 2007, des analyses ont été conduites dans une trentaine d'entreprises, afin de comprendre les dynamiques de prévention qu'elles avaient mises en place.
Confrontées aux TMS, les entreprises oscillent parfois entre le découragement - " On ne peut rien y faire ! " - et une position de déni sur l'origine professionnelle des pathologies. La prise de conscience du phénomène TMS est variable : certains établissements s'inquiètent dès les premiers cas, d'autres attendent que la manifestation du phénomène soit massive pour s'en préoccuper. On observe que très peu de documents uniques d'évaluation des risques mentionnent directement les TMS. L'augmentation des cotisations accidents du travail et maladies professionnelles est un indicateur très tardif par rapport à l'apparition des premiers symptômes. Les coûts cachés des TMS, qui sont très importants (voir article page 34), sont peu analysés.
Des relations sociales dégradées
Si les modes de gestion des TMS par les entreprises sont très divers, celles-ci tentent encore trop majoritairement d'endiguer l'épidémie sans remonter aux causes majeures. Certaines adoptent des pratiques extrêmes : licenciement de personnes atteintes, pressions sur les médecins du travail. D'autres se tournent vers des améliorations locales de la conception des postes, de la gymnastique pendant les pauses ou des formations gestes et postures.
Dans certains établissements, de nombreuses tentatives de prévention se succèdent de façon décousue, sont peu analysées, voire rapidement oubliées, même si certaines ont donné satisfaction. Les acteurs s'occupant de la prévention des TMS sont peu coordonnés, porteurs de visions incomplètes sur l'origine de ces pathologies et se contredisent parfois sur ce qu'il faut faire pour les prévenir. Les CHSCT sont souvent désarmés face à cette question complexe, par manque de formation et du fait de relations sociales dégradées dans beaucoup d'entreprises concernées. La prévention peine à s'installer : le projet de prévention a un statut faible et la réalité du travail est peu prise en compte. En fait, un petit nombre d'entreprises fait le lien entre TMS et organisation de la production.
Pourtant, un ensemble de constats confirme le lien fort entre le développement de ces troubles et les contraintes dans lesquelles se débat l'entreprise. Quantité d'établissements sont dans une situation de dépendance vis-à-vis d'un groupe ou de clients tout-puissants (industrie automobile, grande distribution). Les directions de site disposent d'une faible autonomie, aggravée par la rotation rapide de l'encadrement supérieur. Par ailleurs, leur organisation est fréquemment débordée : les à-coups de production ne sont pas lissés, mais donnent lieu à des accélérations du travail, des stocks sauvages, des incidents. Les salariés et la maîtrise de proximité y font face, sans pouvoir faire remonter les problèmes ni proposer des modifications, sauf à travers des techniques qui orientent fortement cette expression
. La maîtrise de proximité est aussi en difficulté, chargée de transmettre les instructions de la direction et de les traduire avec les ressources à disposition. Globalement, les processus de conception de nouvelles installations prennent peu en compte le travail et la santé. Les commerciaux qui acceptent les marchés ignorent les contraintes de la production.
Faire de la santé un enjeu
A partir de ces constats, le programme de recherche-action a abouti à deux séries de propositions : les unes concernent l'action en entreprise, les autres l'Etat et les institutions de prévention.
Concernant l'entreprise, l'idée de base est qu'on ne peut pas éradiquer définitivement les TMS comme s'il s'agissait d'un virus. La préoccupation de prévention doit être présente de façon soutenue dans la stratégie et la gestion quotidienne de l'entreprise. Cela suppose que des acteurs identifiés et stables soient porteurs de la prévention, qu'ils soient formés et qu'ils aient à répondre des résultats. Il est aussi nécessaire que la conduite des projets d'investissement évolue et associe les différentes logiques de l'entreprise ainsi que les salariés. Il faut analyser les situations existantes et réfléchir aux situations futures, en prenant en compte leurs effets sur la santé des travailleurs. Une réorientation du rôle des directions des ressources humaines est essentielle, pour qu'elles soient porteuses de réflexions nouvelles sur la santé (avec le suivi des plaintes, de l'absentéisme), sur la gestion des âges et des compétences, ainsi que sur le dialogue social.
L'élaboration ou la mise à jour du document unique d'évaluation des risques pourrait être l'occasion de créer une dynamique de prévention sur les TMS. Dans cette logique, il devient primordial de réactiver les possibilités d'une véritable expression des travailleurs et de leurs représentants sur les conditions du travail. Les CHSCT devraient pouvoir intervenir tant sur les projets d'investissement que sur la gestion de la production au quotidien et le maintien en emploi des personnes atteintes de TMS.
Une démarche que l'Etat pourrait accompagner, en faisant en sorte que la santé au travail soit prise en compte dans la formation des ingénieurs et managers, notamment celle des futurs responsables des ressources humaines. Par ailleurs, concernant les CHSCT, un droit à la formation plus ambitieux leur permettrait, au-delà du stage initial, de bénéficier de programmes spécialisés sur les risques majeurs de leur entreprise, comme les TMS.
Des actions mieux coordonnées
Au niveau des institutions, le premier objectif est d'assurer une meilleure coordination de l'action des différents acteurs : les services de prévention des caisses régionales d'assurance maladie ou de la Mutualité sociale agricole (MSA), les services de l'Inspection du travail, ceux de santé au travail, les associations régionales pour l'amélioration des conditions de travail, etc. Il s'agit d'éviter qu'ils tirent les entreprises dans des directions diverses.
Afin d'encourager les partenaires sociaux à négocier à partir de repères communs, le programme de recherche-action propose la création d'un " observatoire social des TMS ". A l'image de l'observatoire des retraites, il permettrait à l'ensemble des organisations d'employeurs et de salariés de disposer des mêmes informations sur l'ampleur du phénomène, ses coûts, le développement des connaissances scientifiques. Ces références communes pourraient alimenter des négociations sur une modernisation du modèle industriel français, sur une meilleure prise en compte du travail et de la santé dans les processus de conception et de réorganisation et sur le développement du dialogue social, y compris pour les petites entreprises. Pour ces dernières, deux angles d'approche sont à privilégier : les branches et les bassins d'emploi.
La recherche-action a aussi montré qu'on ne peut plus agir seulement pour prévenir l'apparition de nouveaux cas de TMS. Le phénomène TMS est devant nous : on estime qu'environ un tiers seulement des pathologies d'origine professionnelle sont actuellement reconnues. Le nombre de personnes gravement atteintes et le risque de licenciement pour inaptitude sont élevés dans beaucoup d'entreprises. Un accompagnement de ces personnes exige la mise en place de dispositifs ambitieux, coordonnant les professionnels du traitement (médecins, chirurgiens), les services de maintien dans l'emploi et les acteurs de la prévention, avec un soutien psychologique aux victimes de TMS qui doutent de leurs capacités de reprise. Des résultats très significatifs ont été obtenus au Québec via ce type de coordination.
Revoir le modèle productif
Enfin, les TMS ne se résument pas à un problème médical. C'est l'organisation des entreprises françaises industrielles et de services qui doit progresser. La flexibilité imposée aujourd'hui à la production de biens comme de services s'accompagne de reconfigurations des process et des organisations requérant une disponibilité et une polyvalence plus grandes des salariés. Mais, paradoxalement, les principes d'organisation tayloriens n'ont pas pour autant disparu, voire ils se sont développés dans les services. Or, la prévention des TMS nécessite le développement de formes d'organisation qui offrent de réelles marges de manoeuvre aux travailleurs, afin qu'ils puissent exercer une influence sur les situations de travail tant dans les processus de conception que dans la vie quotidienne de la production. C'est la condition d'une véritable performance collective.
Des échanges fructueux entre chercheurs francophones
Michel
Aptel
médecin physiologiste
C'est à Montréal, au Québec (Canada), que se tiendra les 18 et 19 juin prochain le deuxième congrès francophone sur les troubles musculo-squelettiques
. Un événement organisé par l'Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST), mais animé par le Groupe de recherche francophone sur les TMS.
Créé en septembre 1999, ce groupe vise à favoriser les échanges entre chercheurs sur les TMS. Son autre objectif est de faire connaître à l'ensemble de la communauté scientifique et des préventeurs la richesse des travaux des chercheurs francophones sur cette problématique. C'est d'ailleurs là que réside son originalité, dans cette approche " francophone " qu'il défend. Soit une approche globale du risque TMS, qui prend en compte tous les facteurs de risque, psychiques comme physiques, et place l'activité de travail au coeur de son analyse.
Projets communs. Aujourd'hui, le groupe francophone compte une vingtaine de chercheurs. Ces derniers viennent d'universités françaises, tunisiennes, belges, suisses ou québécoises, d'institutions de recherche comme l'IRSST, l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), l'Institut de veille sanitaire (InVS) ou l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact).
Les rencontres régulières ont abouti à différents projets de recherche communs, lesquels restent évidemment sous la responsabilité des chercheurs qui les conduisent. Ainsi, l'InVS et le centre hospitalo-universitaire d'Angers ont mis en place avec des médecins du travail un réseau de surveillance épidémiologique des TMS en région Pays-de-la-Loire (voir article page 35). L'université d'Angers et l'université catholique de Louvain, en Belgique, ont mené conjointement une recherche scientifique sur la " variabilité interindividuelle du geste professionnel ". L'université du Québec, à Montréal, et l'INRS ont également étudié les gestes de travail. C'est aussi au sein du groupe que se sont rencontrés les chercheurs participant au programme de recherche-action sur la prévention durable des TMS, réunissant l'Anact et trois laboratoires d'ergonomie (voir article ci-dessus).
La confrontation des opinions et des travaux entre les membres du groupe permet aussi de proposer aux acteurs de prévention et aux médias des messages homogènes sur les troubles musculo-squelettiques. C'était l'un des objectifs prioritaires du premier congrès francophone sur les TMS, organisé à Nancy en mai 2005 avec le soutien de l'INRS, l'Anact, l'IRSST et l'InVS. Ce sera également l'un des objectifs du deuxième congrès. ?