Depuis son premier livre, Travail, usure mentale, publié en 1980, le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours n'a cessé de dénouer les liens entre souffrance mentale et travail : " Quand, il y a trente ans, je défendais le concept de souffrance psychique, beaucoup ricanaient - les sociologues, qui le trouvaient trop chrétien, comme les syndicalistes, qui jugeaient ce terme petit-bourgeois. Or la souffrance est inévitablement au rendez-vous du travail. Le réfuter revient à faire un contresens théorique. Ce qui n'est pas joué, c'est le destin de cette souffrance. "
Pour Christophe Dejours, tout commence en 1968. Il a alors 18 ans et entame ses études de médecine. Des questions émergent sur le rapport entre santé mentale et travail, des groupes de chercheurs se forment pour mener des enquêtes dans l'industrie. Diplômé en psychiatrie, féru de psychanalyse, il élargit son champ d'investigation à la médecine du travail et, surtout, à l'ergonomie.
Travail, usure mentale est le fruit d'enquêtes de terrain et d'une confrontation entre psychanalyse, ergonomie et sciences sociales. L'ouvrage met en évidence la subjectivité dans le rapport au travail, ce qui dans l'affrontement de l'homme à sa tâche met en péril sa santé mentale et les stratégies de défense collectives mises en oeuvre pour faire face à la peur, l'ennui, la souffrance. Le livre fait date. " En réunissant les apports de la psychanalyse et de l'ergonomie, Dejours ouvrait des pistes de réflexion passionnantes ", témoigne Damien Cru, préventeur en risques professionnels. Le psychiatre poursuit avec le concept de normalité - " la santé est un idéal ; la normalité, ce n'est pas la santé mais un compromis acceptable " -, fondé sur l'analyse des tensions dans le travail entre souffrance et plaisir, entre aliénation et émancipation. Au début des années 1990, il fonde la psychodynamique du travail, discipline axée sur une méthodologie de l'écoute.
Servitude volontaire
En 1998 sort Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, qui rencontre un succès au-delà du milieu scientifique, tout en suscitant la controverse. Christophe Dejours y dénonce de nouvelles formes d'organisation du travail et de domination qui disqualifient les gens de métier au profit de " gestionnaires " et qui introduisent une évaluation individualisée des performances en contrepartie d'une pseudo-autonomie dans le travail en détruisant le " vivre ensemble ". Inspiré par la philosophe Hannah Arendt et son livre La banalité du mal, dans lequel elle explique comment des Allemands ont pu participer à la machine d'extermination nazie, Christophe Dejours analyse lui aussi les ressorts de la servitude volontaire : comment et pourquoi les travailleurs participent-ils au fonctionnement d'un système qui les détruit et à des actes qu'ils réprouvent ? Il pointe notamment le rôle joué par les stratégies collectives de défense centrées sur la virilité : " Elles sont nécessaires mais moralement ambiguës. Se défendre pour ne pas souffrir rend moins sensible à la souffrance d'autrui. "
La radicalité de son propos et la prééminence de cette clinique de l'aliénation n'ont pas toujours convaincu. " Même si sa pensée est très stimulante, il développe des conceptions déterministes, voire pessimistes, qui n'ouvrent pas toujours la voie à l'action ", estime Damien Cru. L'intéressé se défend de professer des visions désespérantes et sans issue : " Il est possible de repenser l'organisation à partir du travail réel et d'imaginer, par exemple, des évaluations du travail collectif et de la coopération. Il n'y a pas de fatalité... "