Le recours à des outils de quantification de la santé au travail se développe aujourd'hui au sein des entreprises. La tendance est à la mise en place de dispositifs systématiques et pérennes, produisant régulièrement des données chiffrées sous la forme d'indicateurs censés permettre des comparaisons dans le temps et entre diverses unités (des secteurs de l'entreprise, des établissements...). La place prise désormais par ces dispositifs dans le débat sur les questions de santé au travail en entreprise mérite que l'on étudie d'un peu plus près les motifs de leur mise en oeuvre, les usages sociaux qui en sont faits et leurs effets en matière de prévention.
Outil stratégique
Il existe des intérêts hétérogènes, mais non moins communs, portés au développement du chiffrage. Dans la demande d'indicateurs de " santé au travail ", formulée par les partenaires sociaux, s'expriment diverses attentes. Certains veulent y voir un simple outil de connaissance, ou un levier de pilotage et de management, ou encore la base d'un dialogue sur la santé au travail. D'autres espèrent en tirer des arguments dans un débat sur la définition d'un " problème ", ou un appui à la mise en forme de démarches réglementaires, comme l'élaboration et la mise à jour du bilan social ou du document unique d'évaluation des risques. D'autres, enfin, peuvent vouloir s'en servir comme outils de " preuve ", en vue d'étayer des responsabilités ou de les minimiser.
Le recours à l'argument statistique peut faire partie d'une stratégie. Par exemple, des médecins du travail, lassés de leur impuissance face au déni ou au relativisme de certains employeurs, utilisent les dispositifs de quantification comme des instruments de légitimation de leur action ou de leurs demandes. Le langage chiffré peut également être perçu comme une ressource pour intégrer des espaces décisionnaires où les préoccupations de santé des salariés ne sont pas portées, faute d'indicateurs pour les représenter.
Il est néanmoins important de rappeler que, au-delà de ces attentes, l'utilisation qui peut être faite des données chiffrées dépend avant tout de la façon dont elles sont fabriquées, diffusées, débattues et interprétées. Quantifier est en effet un acte politique avant d'être un acte technique et mathématique. Tout chiffre résulte de choix, concernant la définition de l'objet que l'on cherche à mesurer, les catégories retenues pour l'enquête, les méthodes de quantification (questionnaire, échantillonnage...). Ces choix structurent la manière de définir le problème et donc d'agir dessus.
Construire, manier, interpréter des indicateurs impose de connaître et de rendre visibles ces choix : que mesure-t-on, pourquoi et comment le fait-on, qu'est-ce qu'on occulte en mesurant ? Or la discussion sur les attentes à l'égard des chiffres, la définition du type de données à recueillir ou des méthodologies adaptées au contexte local, les décisions concernant les modalités de diffusion et de discussion des indicateurs sont autant d'étapes souvent laissées à des " experts ", censés produire des chiffres " objectifs " et " neutres ". Elles échappent ainsi au débat et, donc, à la compréhension des acteurs de l'entreprise. Il est vrai que, si de nombreux travaux apportent de précieux repères sur les techniques de quantification des liens santé-travail, le processus de mise en débat des instruments et catégories statistiques est moins outillé.
Autre constat : il est souvent attendu des chiffres qu'ils soient des médiateurs. Or la conversion des chiffres en outils de dialogue ne se décrète pas. Si la production statistique tend à dissimuler les tensions conceptuelles qui existent autour du phénomène mesuré, la discussion sur l'interprétation des résultats révèle, en général, les conflits de définition sur le domaine mesuré et les modalités d'action. Il peut donc être tentant de laisser les chiffres " parler d'eux-mêmes ", afin de contourner le processus chaotique et conflictuel d'un débat sur les conditions de travail. Le risque est alors grand que la production chiffrée entre dans un fonctionnement purement formel et routinier, apte à " occuper " les instances mais bien peu efficace du point de vue des objectifs de prévention.
D'autre part, tout chiffre est partiel : la réalité saisie et ordonnée selon une mesure y échappe forcément selon d'autres perspectives. Autoriser les expressions et les discussions sur les éléments qui " débordent " du cadre imposé par l'instrument de quantification est un enjeu important. Il s'agit de contrer une trop forte fétichisation des nombres, qui conduit à tarir l'intérêt pour d'autres approches, notamment qualitatives, ou pour des objets non quantifiés. Un chiffre n'a de sens que ramené à un contexte particulier de travail. L'interprétation des résultats impose de contextualiser les données en liant approches chiffrées et observations qualitatives des conditions de travail et des troubles de santé.
Compréhension ou évaluation ?
Enfin, on peut distinguer deux logiques dans l'usage qui est fait des chiffres : une visée de description et de débat et une visée d'évaluation. La première cherche à comprendre les processus sous-jacents à l'obtention de tel ou tel résultat. Par exemple, le constat d'une diversité de situations au sein d'une même entreprise peut amener à rechercher ce qui favorise la protection et la construction de la santé dans certains métiers ou secteurs et ce qui y fait obstacle dans d'autres. Dans une logique évaluative, au contraire, la comparaison des résultats tend à définir une norme, un niveau à atteindre. Au sein de grands groupes, il est fréquent d'observer une comparaison des résultats des filiales par rapport au groupe. Le niveau du groupe tend à servir de référence, et les résultats dans les filiales sont jugés rassurants ou inquiétants par rapport aux écarts observés. Cela revient à considérer que le niveau moyen est " objectivement " moyen, c'est-à-dire ni bon ni mauvais.
Ces divers usages sociaux des chiffres sont révélateurs de conceptions opposées quant à la manière de prendre en charge les problèmes. La façon dont les chiffres sont utilisés, loin d'être dictée par leurs concepteurs, résulte avant tout de rapports de force entre divers acteurs qui ont des attentes divergentes envers les données et le rôle joué par les instruments de quantification. Au coeur des tensions sur les usages des chiffres, la question de l'imputabilité aux conditions de travail de ce qui est constaté est implicitement posée.
L'augmentation des demandes de chiffres par les partenaires sociaux, de l'offre en matière d'outils de mesure en santé au travail, et la diversité des dispositifs de quantification mis en place aujourd'hui dans les entreprises ne se traduisent pas forcément par une mise en débat du travail et de ses enjeux. Pour ce faire, il faudrait construire des indicateurs cohérents et partagés, créer des dispositifs permettant une discussion collective et controversée sur les méthodes et catégories statistiques utilisées, l'interprétation des résultats et leur insertion dans des démarches de prévention.