Depuis les révoltes paysannes contre le machinisme agricole, la question de la destruction des emplois liée aux nouvelles technologies est récurrente dans l’histoire. Elle a pris un nouvel essor ces dernières années avec le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC), qui ont accéléré l’automatisation du travail tant dans l’industrie que dans les services. Les progrès de l’intelligence artificielle suscitent aussi bien des fantasmes. De fait, aujourd’hui, alors que des études aux résultats contradictoires fleurissent, personne n’est capable de dire quels en seront les effets quantitatifs sur l’emploi.
Jusqu’à présent, hors périodes de crise financière, force est de constater qu’on ne peut établir un lien direct entre l’introduction des nouvelles technologies et une diminution de l’emploi. En revanche, la question de la qualité de l’emploi et du travail devient un enjeu plus prégnant. De nombreux exemples illustrent les capacités des nouvelles technologies : exosquelettes qui facilitent la manipulation des malades du Covid-19 en réanimation, cobots qui effectuent, sous le contrôle direct du travailleur, les activités les plus pénibles physiquement, logiciels utilisés pour la gestion et l’analyse des données brutes qui permettent au professionnel de se concentrer sur des tâches plus gratifiantes, etc. Dans le meilleur des cas, le recours à ces outils est conçu en collaboration avec les travailleurs, adapté à leurs besoins, enrichi par leurs savoirs et accompagné dans le cadre du dialogue social.
Automatisation préjudiciable chez Amazon
Pourtant, les contre-exemples ne manquent pas, où ces transformations se font sans l’avis des salariés et leur sont imposées au détriment de leur santé, comme l’a récemment montré une enquête sur Amazon publiée par le site d’investigation américain Reveal. La mauvaise réputation de cette entreprise en matière de conditions de travail n’est plus à faire : longues distances à parcourir à l’intérieur des entrepôts (jusqu’à 25 kilomètres par jour), postes de travail mal conçus, tâches répétitives, pression continue pour accélérer le rythme de l’activité… Selon Reveal, les plateformes nord-américaines d’Amazon connaissent une sinistralité près de deux fois plus importante que la moyenne des entreprises du même type.
L’article s’est attaché plus particulièrement à décrire l’augmentation des accidents du travail en lien avec l’automatisation d’un des entrepôts. Principale modification de l’organisation dans cet atelier ? Les déplacements sont assurés par des robots, tandis que les tâches des salariés sont recentrées sur le picking, c’est-à-dire la manipulation et le scannage des objets. Chaque opérateur doit ainsi désormais s’occuper de 400 objets par heure, contre 100 auparavant. Un rythme excessif, avec des mouvements très répétitifs. Reveal conclut que, si les entrepôts faiblement robotisés du géant de la logistique ont une sinistralité supérieure de 50 % à ceux de la profession (hors Amazon), cette proportion monte à près de 125 % pour ceux qui le sont fortement. On assiste à un asservissement de l’homme à la machine, à un éclatement de la vision collective du travail.
Des collectifs virtuels et éphémères
Chez les cols blancs, les technologies émergentes semblent parfaites pour améliorer les échanges et enrichir les tâches. C’est le pari que fait Publicis Groupe, un des leaders mondiaux de la communication, en lançant «Marcel», un outil d’intelligence artificielle développé avec Microsoft. Riche des compétences de 80 000 employés répartis dans 130 pays, l’entreprise entend abolir les frontières et le fonctionnement en silo. L’application favorise la constitution d’équipes à travers le monde, en adéquation avec les profils recherchés pour un projet ; elle offre aussi une assistance pour exploiter l’important fonds documentaire, constitué notamment des archives des réalisations de l’entreprise. L’objectif affiché ? Permettre aux salariés d’être débarrassés d’activités fastidieuses afin de pouvoir être plus efficaces et créatifs. Il est encore tôt pour tirer un bilan de cette expérience ambitieuse, qui semble bien accueillie en interne. Une vidéo de promotion de l’outil laisse cependant perplexe : on y voit les employés de Publicis travailler dans la rue, en voyage, de chez eux… Pour le seul qui occupe un bureau, c’est la nuit et il n’y a personne d’autre dans l’immeuble. Toute séparation entre vie privée et vie professionnelle est-elle déjà supprimée dans l’esprit des concepteurs de « Marcel » ? La prochaine étape sera-t-elle de rassembler des indépendants pour créer, grâce à l’intelligence artificielle, des collectifs virtuels et éphémères, le temps d’un projet ?
Si l’avenir du travail que dessinent les technologies doit être vu à travers le prisme d’un développement de l’activité sous un statut d’indépendant, les conditions devront être différentes de celles qui prévalent aujourd’hui. Plusieurs études ont montré l’impossibilité pour les travailleurs des plateformes, du type Deliveroo ou Uber, d’organiser la prévention de leurs risques professionnels car ils ne maîtrisent rien, ou si peu, de ce qui fait leur travail.
Alors que la crise du Covid-19 a renforcé le sentiment d’abandon des conducteurs de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) ou des livreurs à vélo, il ne faudrait pas que d’aussi formidables outils d’émancipation que les TIC se transforment en machines à isoler les travailleurs et à dégrader leurs conditions de travail, mettant en danger leur santé et leur sécurité. Un dialogue entre les concepteurs de ces nouveaux dispositifs et les personnes concernées semble incontournable. Mais cette concertation, visant à placer la technologie au service de l’homme au travail, sera d’autant plus difficile à instaurer dans des organisations atomisées et précaires.