L'hôpital va mal, tout le monde en convient. Les conditions de travail des personnels hospitaliers se dégradent, notamment pour les soignants. Aux risques physiques s'ajoutent des risques psychosociaux. Les souffrances sont importantes, l'épuisement est partout présent, et cela se traduit aussi bien par un absentéisme important que par la volonté de plus en plus forte chez certains d'abandonner le métier. Quelles sont dès lors les démarches de prévention mises en oeuvre par les établissements hospitaliers pour faire face à cette situation ? Et sont-elles efficaces ?
La réponse à cette dernière question est plutôt négative, selon les résultats de plusieurs recherches réalisées ces dernières années en milieu hospitalier, dont une pour le compte du ministère en charge de la fonction publique. Ces études ont permis de dresser un constat critique sur la portée des politiques de prévention des risques professionnels à l'hôpital, mais aussi de comprendre les difficultés inhérentes à ce type d'actions dans le contexte hospitalier.
Lorsque l'on consulte la base de données "conditions de travail" de la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail, les établissements hospitaliers se présentent comme de bons élèves en matière de prévention. Si l'on en croit les déclarations des directions, celles-ci mettent en oeuvre les dispositifs réglementaires : document unique d'évaluation des risques (DUER), responsable dédié à la prévention... Seulement voilà, les agents des mêmes établissements n'en ont pas conscience ! Ainsi, en comparant les déclarations des uns et des autres, on s'aperçoit que, si 90 % des employeurs énoncent avoir diffusé le document unique à l'ensemble de leurs agents, ceux-ci sont moins de 10 % à s'en être rendu compte.
Des démarches qui "glissent" sur le réel
Certaines démarches plus engageantes pour les personnels n'ont pas beaucoup plus d'impact. Tel est le cas des enquêtes réalisées en vue de prévenir les risques psychosociaux, avec leurs corollaires : groupes de travail, communications sur le sujet, plans d'action, expérimentations, etc. Si des interventions sont menées, le plus souvent avec la meilleure volonté du monde, elles ne parviennent pas à transformer les situations de travail des personnels. En fait, ces démarches "glissent" sur l'organisation du travail sans parvenir à changer celui-ci. Les causes de ces échecs sont nombreuses : l'hôpital a une organisation complexe, ses dirigeants sont soumis aux contraintes de différentes tutelles et le management de la prévention a du mal à trouver sa place dans cet environnement.
La complexité de l'organisation de l'hôpital trouve ses fondements dans la particularité de ses métiers et de ses missions. Dans le but de soigner efficacement la population, la structuration de son activité s'est faite autour de pathologies et d'experts. Cela a conduit à une organisation en services et en pôles, sous la responsabilité de médecins. L'action de prévention se heurte à cette organisation, au sein de laquelle les services sont des mondes tout à fait distincts et parfois hermétiques. Quant aux médecins, ils ne sont pas des managers, ou alors par défaut... Leur formation est focalisée sur la relation individuelle que doit entretenir le médecin avec son patient, sur la clinique particulière qui se crée à cette occasion. Ils ont donc souvent du mal à traiter des aspects collectifs du travail.
La dépendance extrême des structures hospitalières vis-à-vis de leurs tutelles est avant tout financière. Cette contrainte budgétaire pèse sur nombre de décisions et de choix, et donc aussi sur les politiques de prévention. Néanmoins, l'impact de la contrainte tutélaire dans ce domaine se manifeste également à travers les efforts de normalisation qu'elle impose. Les mécanismes d'accréditation à l'oeuvre aujourd'hui et les auditeurs-contrôleurs chargés de leur suivi poussent les directions à être en capacité de "cocher toutes les cases". Concernant la prévention, il ne s'agit plus alors de la faire progresser réellement, mais plutôt d'être en capacité de montrer que l'on a fait quelque chose. La normalisation a ainsi implicitement amené un basculement d'un impératif de résultat vers une simple obligation de moyens. Les directions d'établissement sont d'ailleurs toujours en capacité d'expliquer ce qu'elles ont fait... plus rarement ce qu'elles ont réussi à transformer.
Mesures génériques
Dans ce contexte, la prévention des souffrances au travail a du mal à trouver sa place. Souvent rattachée aux ressources humaines, elle se heurte aussi bien à la priorité donnée aux chantiers "stratégiques", imposée par les directions, qu'aux particularismes de services et de pôles avant tout soucieux de leur autonomie. Les politiques mises en oeuvre se contentent alors de proposer ou de conseiller des mesures génériques, sans que soient apportées des réponses concrètes à des difficultés opérationnelles.
Pourtant, sur le terrain, les personnels expriment clairement les difficultés qu'ils rencontrent. Lorsque ce ne sont pas les moyens matériels de base qui manquent (serviettes, produits d'entretien, de soin...), ce sont les locaux qui paraissent inadaptés : comment faire la toilette d'une personne âgée qui n'arrive pas à tenir debout dans une salle de bains minuscule ? Les agents n'ont souvent plus rien sur quoi se reposer pour mener à bien leur activité. L'organisation est devenue liquide : les ressources sur lesquelles ils doivent pouvoir compter sont parfois présentes... puis disparaissent. Il en est ainsi de l'aide fournie par une cadre ou une collègue, elles-mêmes débordées. Ces difficultés sont accentuées par les absences, qui perturbent le travail de l'ensemble des agents, mais aussi celui des cadres, censés trouver des solutions dans l'urgence, obligés parfois de solliciter des personnels en repos... au risque de générer à terme de nouvelles absences.
De fait, les cadres de santé ne sont pas épargnés. Devenus des managers, tout en conservant leurs réflexes et leur âme de soignants, ils sont confrontés à une surcharge de travail, à des conflits éthiques concernant leur rôle et les ambiguïtés qui y sont attachées : autant de sources de stress. Comment concilier les exigences de l'hôpital, notamment celles souvent contradictoires de la direction, et les attentes des soignants ? La même question se pose pour le partage entre vie professionnelle et vie personnelle.
Solutions locales
Si ce tableau apparaît bien négatif, il est important de souligner que, malgré tout, les patients sont toujours soignés et souvent bien ! C'est donc que les agents, sur le terrain, parviennent à trouver des ressources et des solutions qui leur permettent de tenir. Comment cela est-il possible ? La première chose à indiquer, c'est qu'il existe une véritable "culture de prévention" au sein des équipes hospitalières. La "résilience" des services, soit leur capacité à résister aux aléas de l'organisation, est parfois étonnante. Emergent ainsi de problèmes locaux des solutions qui vont réussir à régler les difficultés ponctuelles ou structurelles. Par exemple, face au manque de personnel, de nouvelles équipes se constituent, des reconfigurations de tâches sont réalisées. Dès que survient un incident, des groupes de parole s'installent. Le recours à un réseau de connaissances va permettre de résoudre le problème d'un patient. Tout cela se fait à l'initiative des équipes.
Il en est de même en matière de prise en charge des absences. Celle-ci fait appel davantage à des régulations interpersonnelles qu'à des injonctions autoritaires venant des directions. Une étude révèle ainsi qu'une relation interpersonnelle de qualité entre le cadre de santé et l'infirmier facilite la gestion de l'absentéisme par une plus grande flexibilité concernant la prise des repos et des congés, avec de l'autoremplacement et un ajustement des plannings.
Le plan blanc, remède miracle face aux tensions organisationnelles ?
Quentin
Durand-Moreau
Les hôpitaux connaissent périodiquement des situations dites de "tension hospitalière", selon trois grands scénarios : le nombre de patients à admettre dans l'établissement excède ses capacités d'accueil ; les moyens humains et techniques disponibles aux urgences sont insuffisants ; il manque des lits en aval des urgences. A l'origine de ces situations, on retrouve plusieurs types de facteurs : augmentation soudaine de l'affluence des patients, du fait d'une épidémie saisonnière ; absence inopinée d'une partie du personnel ; pannes informatiques ; calcul trop juste du nombre de lits disponibles pour hospitaliser les patients qui en ont besoin. Si certains de ces facteurs de tension sont extérieurs à l'hôpital, d'autres, en revanche, relèvent de ses modalités propres d'organisation, comme la baisse du nombre de lits disponibles ou la suppression de postes dans les services.
Urgence permanente. Pour gérer les aléas liés à ces contraintes organisationnelles, un dispositif intitulé "plan hôpital en tension", ou plan HET, a été créé. La Fédération des observatoires régionaux des urgences (Fedoru) a identifié sept types d'actions
à mettre en place dans le cadre de ce plan : ouverture de lits supplémentaires, sollicitation des établissements voisins, renfort des personnels en poste...
Force est de constater que les établissements font aujourd'hui appel de manière récurrente, pour ne pas dire fréquente, à ce plan HET. S'il est difficile de ne pas faire de lien entre la politique assumée de "maîtrise des dépenses de santé" à l'hôpital et le recours important à ce dispositif, son usage pose d'autres questions concernant la qualité des soins prodigués et la sécurité des patients. En effet, l'hiver dernier, certains hôpitaux ont été jusqu'à déclencher le plan blanc, autre dispositif d'urgence normalement destiné à gérer des catastrophes sanitaires. Certes, selon Santé publique France, l'épidémie de grippe 2017-2018 a été précoce et longue. Néanmoins, si l'hôpital fait appel à un dispositif d'urgence parce qu'il y a la grippe en hiver, c'est qu'il est à bout de souffle. Que se passerait-il si une véritable catastrophe sanitaire venait se rajouter par-dessus ?
Des solutions émergent donc sur le terrain, mais elles demeurent locales et ne parviennent pas à se diffuser au profit de l'ensemble d'un établissement, les équipes d'un service ignorant souvent ce qui se fait dans les autres. En outre, ces solutions locales paraissent globalement insuffisantes. Il ne s'agit souvent que de mesures transitoires, qui ne font que limiter ponctuellement l'impact de la dégradation des conditions de travail des personnels hospitaliers sur leur santé. En vue de préserver celle-ci de façon plus durable, il convient donc de trouver des ressources pérennes pour recréer des espaces de régulation, en remplacement de ceux qui ont été détruits par vingt ans d'intensification du travail. Cela passe aussi par un choix, celui de renoncer à toujours vouloir réduire les moyens.