« Trop souvent la personne malentendante au travail est dans l’hyperadaptation, ce qui a des conséquences sur sa santé : sentiment d’isolement, souffrance jusqu’au burn-out, raconte Samuel Poulingue, cofondateur et gérant du Messageur, une société coopérative de production (Scop) qui propose une offre de services destinée à améliorer la communication des sourds et des malentendants oralisants. Il nous arrive d’intervenir dans les entreprises, alors que la situation est devenue explosive. Le salarié compense depuis tellement d’années parfois qu’un point de non-retour a été franchi. » L’enjeu est d’importance. Selon le rapport Handicaps et emploi de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), publié en 2020, on estime qu’il y a entre 4 et 6 millions de Français concernés par une limitation fonctionnelle auditive, dont 120 000 sourds et 360 000 malentendants. Et 40 % des personnes souffrant d’une déficience auditive ont moins de 55 ans.
Sur la surdité, les stéréotypes ont la vie dure. « De nombreux métiers sont encore peu accessibles en raison des discriminations à la formation ou à l’embauche : infirmier, kiné, avocat, archéologue, etc. Deux secteurs où les consignes orales sont la norme – la cuisine et le bâtiment – sont particulièrement concernés », explique Pascal Marceau, sourd de naissance et ex-ingénieur dans le BTP, qui a coécrit deux rapports pour la Fédération nationale des sourds de France (FNSF) sur l’intégration des malentendants dans le monde professionnel (voir A lire). « On pense généralement que les sourds signants et non-signants travaillent en établissements spécialisés d’aide par le travail (Esat), alors qu’ils ne sont que 2 % dans ce cas », rappelle Sophie Dalle-Nazébi, sociologue, chercheure associée au Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (Lerass) de l’université Toulouse 3.
Des carrières descendantes
La sociologue constate que les personnes qui ont perdu tout ou partie de l’audition, à cause d’expositions professionnelles ou pas, connaissent le plus souvent des carrières descendantes : « Comme l’adaptation du poste de travail n’est pas très répandue, elles vont être amenées à quitter une fonction à responsabilité, ou être reclassées, pas toujours à l’initiative de l’employeur d’ailleurs, parfois à leur demande. » Sans compter que les services de santé au travail ont longtemps usé du recours à l’inaptitude, souligne le rapport de la FNSF Les sourds et les entendants au travail. Ce que reconnaît Véronique Buewaert, médecin du travail qui vient de prendre sa retraite : « Mais ces pratiques n’ont plus cours aujourd’hui. L’objectif est le maintien dans l’emploi du salarié, et avant tout, le maintien dans l’entreprise où il exerce. En préconisant par exemple une mutation sur un poste non exposé au bruit lorsque cela est possible, ou une protection auditive adaptée pour ne pas aggraver la déficience. »
Reconnaissance du handicap
La plupart des salariés touchés par une perte d’audition « sont appareillables », confirme sa consœur Mélissa Menetrier. « Les travailleurs exposés au bruit passent une audiométrie tous les cinq ans, explique-t-elle. En cas de déficience auditive, notre première action consiste à les aider à obtenir une reconnaissance de leur handicap pour qu’ils puissent avoir un appareillage de qualité. » Une reconnaissance qui ouvre la voie à une intervention des Cap emploi, organismes spécialisés dans l’accompagnement du parcours professionnel des personnes handicapées. Lesquels peuvent financer des études préalables à l’aménagement des situations de travail et faire intervenir des consultants. Cela est loin de tout résoudre, comme le souligne Mélissa Menetrier : « Les problèmes d’audition les plus compliqués à prendre en charge sont les acouphènes, car ils provoquent de la fatigue chronique et il n’existe pas de traitement ou d’appareillage efficace. »
Des cabinets de consultants spécialisés ont toutefois développé des outils et des services pour aider sourds et malentendants à poursuivre une activité professionnelle. « Chacun a un mode de communication privilégié », indique Pascal Marceau. Ainsi, comme lui, 1 % des personnes sourdes utilisent la langue des signes française (LSF). Certaines sont plus à l’aise avec le langage parlé-complété
ou la lecture sur les lèvres, ou encore l’écrit. Rares sont les « devenus sourds » qui adoptent la LSF. La grande majorité des malentendants oralisent.
Une culture sourde méconnue
Mais pour Sophie Dalle-Nazébi, ces catégories ne sont pas étanches : « On change de langue en fonction de la fatigue ou des enjeux. Parfois, un salarié qui a l’habitude de lire sur les lèvres demande un interprète en LSF pour son entretien annuel d’évaluation. Mais cette requête peut être refusée par l’employeur qui ne comprend pas pourquoi, dans ce cas précis, ce serait nécessaire. »
Cette méconnaissance de la culture sourde est souvent génératrice de conflits et de discriminations. Pourtant, des pratiques simples et peu coûteuses existent pour poser les bases d’une communication inclusive : préférer l’envoi de courriels aux appels téléphoniques ; distribuer la parole lors des réunions et retranscrire les propos par écrit ; se tenir en face de la personne malentendante pour lui parler en articulant bien ; penser à utiliser le langage non verbal – gestes, postures, expressions du visage. D’autres font néanmoins appel à des investissements plus importants, comme les outils développés par Le Messageur qui, du sous-titrage en temps réel à la « sono » raccordée sur les implants auditifs, permettent d’échanger en toutes circonstances : lors d’une visioconférence, au téléphone, pendant les conversations à la machine à café… Ainsi, « les salariés peuvent sortir du mode survie et travailler dans de bonnes conditions », assure Samuel Poulingue.
Recomposer l’environnement professionnel
Car la seule adaptation au poste ne suffit pas. C’est tout l’environnement professionnel qu’il faut recomposer, avec des collègues entendants qui doivent modifier leurs habitudes de travail. Or le handicap auditif est toujours perçu comme un problème individuel, alors qu’il pose la question collective de la communication et de l’organisation du travail en équipe. Ce qui demande un minimum d’anticipation, comme en témoigne Nahia Jourdy, sociologue et fondatrice de Mintza !, entreprise spécialisée dans l’aménagement du milieu de travail des sourds : « Par exemple, pour qu’une personne s’exprimant en LSF puisse participer à une réunion, il faut prévoir un budget pour l’interprète et un système de réservation des créneaux de traduction au moins un mois en amont, en raison de la pénurie de professionnels. »
A ses yeux, alors que les encadrants sont soumis à une pression sur les résultats, il n’est pas aisé de changer la donne : « Il faudrait que l’engagement des managers auprès de la personne sourde soit valorisé, comptabilisé, car actuellement c’est considéré comme une charge supplémentaire ou une perte de temps, ce qui met en danger les droits de la personne sourde. » Pourtant, selon Pascal Marceau, « la surdité peut être une chance pour l’organisation du travail ». Souvent, des salariés ayant une perte d’audition sont écartés de certains postes, pour des raisons de sécurité notamment, parce qu’ils ne peuvent entendre les alarmes sonores. Ou ils sont mis en danger car rien n’a été fait pour suppléer ces signaux. « Si on met en place des alertes visuelles par exemple, cela double la sécurité de l’ensemble du collectif de travail dans les environnements bruyants », estime Sophie Dalle-Nazébi.
Une chose est sûre, l’intégration des sourds et malentendants dans le milieu professionnel en est encore à ses balbutiements. D’autant que les représentants du personnel sont loin d’être mobilisés sur ce sujet. Pour que l’accès à des solutions techniques se démocratise, il faudrait « davantage de sensibilisation et une plus grande implication collective », défend Samuel Poulingue. Celui-ci craint qu’au rythme actuel, « l’accessibilité prenne des décennies ».