On est de plus en plus mal, parce qu'on travaille de plus en plus mal !", se plaignent les conseillers commerciaux d'un plateau téléphonique. Pendant le travail, les dos bloqués, les douleurs abdominales récurrentes, les crises de larmes et de tétanie sont fréquentes. Hors du travail, certains d'entre eux se sentent anormalement susceptibles. Il y a eu des décès que beaucoup estiment en lien avec le travail... Lorsqu'on interroge ces salariés sur les causes de cette situation, c'est un déferlement de colère vis-à-vis de la hiérarchie. Pourtant, dans cette entreprise, les conditions de travail et les salaires sont relativement confortables. Qui plus est, si les salariés sont unanimes lorsqu'il s'agit d'accuser le mode de management, toute action menée pour améliorer la situation déclenche des conflits au sein du personnel.
Vendre, oui, mais quoi ?
De fait, ces salariés ont des représentations et des pratiques de travail fort différentes. Pour certains, qui ont une formation de vendeurs et se revendiquent comme tels, le métier c'est "être capable de vendre n'importe quoi à n'importe qui". Pour eux, bien travailler, c'est maîtriser le client, défendre l'entreprise et ses produits, dont il ne leur appartiendrait pas de juger la qualité ou l'utilité. Ils trouvent normal d'être évalués en fonction de leurs performances de vente. Mais ils sont furieux contre des dirigeants qu'ils jugent incapables de leur assurer une stratégie commerciale, une carrière et des outils de travail adaptés. Comment vendre des services à des clients mécontents, dont les réclamations restent en souffrance ? Comment se mobiliser, si primes et promotions ne sont pas à la hauteur des prouesses commerciales ?
D'autres considèrent que bien travailler consiste à fournir, au bénéfice du client, un service correspondant à l'image élevée qu'ils ont de l'entreprise et du produit, image à laquelle ils identifient la valeur de leur travail. Ils ne supportent ni de "vendre du vent", ni d'affronter les récriminations de leurs interlocuteurs qu'ils partagent, ni de ne pas parvenir à atteindre les objectifs fixés. Bien qu'ils "se défoncent", ils se sentent d'autant plus humiliés par le mépris des clients et des cadres qu'ils ont honte de se sentir eux-mêmes "nuls"
Dans les deux cas, ces salariés n'arrivent à tenir au travail que grâce à l'excitation liée à la compétition ou à l'agressivité vis-à-vis du management. Cette tension permanente a un coût. Hors travail, certains salariés restent suractifs, enchaînant les prouesses sportives ou amoureuses. La culpabilité refoulée peut réapparaître sous forme de pathologies ou de comportements dérangeants. Pour tous, le risque existe d'une perte d'estime de soi au travail comme hors travail.
Stratégies divergentes
Pour quelques jeunes femmes, ce positionnement est intenable. Parce qu'elles ne parviennent pas à ne pas se mettre à la place du client. Parce qu'elles ne supportent pas d'en venir à "crier" sur leurs enfants le soir. Alors, elles adoptent une autre stratégie : elles font alliance avec le client pour définir ses besoins et pour inventer des pratiques ingénieuses de contournement des procédures. Elles identifient les limites de leur action et renvoient à d'autres ce qui les dépasse. Elles sont moins fatiguées, mais sont à la merci du contrôle d'un superviseur ou de la colère de collègues craignant de faire les frais de ce positionnement peu orthodoxe.
Une fois révélées, ces divergences provoquent un affrontement véhément entre ceux et celles qui jugent inacceptable de ne pas défendre l'entreprise, autant que de ne pas combattre les carences de la direction, et celles qui défendent des accommodements pragmatiques et discrets. Mais cet affrontement aide chacun à chercher la stratégie qui crée pour lui le moindre écart entre sa "satisfaction en tant que travailleur" et sa "satisfaction en tant que personne", comme le formule une salariée. Néanmoins, si la compréhension mutuelle autorise une coexistence de ces différentes façons de faire, elle n'éteint pas les frictions quotidiennes.
Il manque en effet ce qui ouvrirait un espace de coopération : un débat entre les salariés sur la valeur sociale de l'oeuvre commune. Le seul point d'ancrage collectif dont ils disposent est une image idéalisée de l'entreprise, du métier, voire du statut... Mais si tous dénoncent la stratégie de l'entreprise, qui semble ne pas se soucier de satisfaire les besoins de la société en général et des clients en particulier, aucun ne tient à analyser comment elle réalise des bénéfices... dont leurs primes annuelles mesurent l'importance. Penser cette dimension politique du travail aurait sans doute pour chacun des implications embarrassantes, mais, à défaut, les conflits éthiques non travaillés demeurent, potentiellement porteurs pour chacun de souffrance morale et de débordements délétères.
La situation de ces conseillers commerciaux n'est pas isolée. Aucun métier n'est épargné par les questions morales pratiques. La définition de ce qu'est un travail de qualité, de ce qu'il faut réaliser et de comment y parvenir n'est simple que de loin, pour ceux qui le prescrivent. En temps réel, pour celui qui agit, le travail relève toujours de la mission impossible. Les conflits et les souffrances du travail ne renvoient pas tant à des oppositions sur les buts affichés qu'à ce que chacun "bricole", au-delà des discours, pour faire face aux manques et aux contradictions sur les priorités, à ce que cela fait de faire quotidiennement ce que l'on fait.
Compromis
Ainsi, les personnels soignants sont aujourd'hui confrontés à des contraintes gestionnaires et peuvent rarement traiter les patients comme ils voudraient le faire. Mais dans ce contexte général, les compromis risquent d'être plus ou moins supportables selon que la vie des établissements - à laquelle tous participent, du directeur aux aides-soignantes - permet ou non de délibérer sur "qui est traité comment ?". Par exemple, la discussion entre médecins et soignants qui va décider, pour une personne, qu'elle est en fin de vie et que les soins doivent être arrêtés pour ne prodiguer que des soins de confort est douloureuse. Mais il est vital que cette pénibilité-là soit endurée, autant pour les travailleurs que pour le patient et ses proches.
De même, "bien travailler" pour des ouvriers, ce n'est pas seulement respecter des normes de qualité. C'est aussi affronter la contradiction entre la nécessité de contenir la peur des risques inhérents à l'activité et la responsabilité de mettre éventuellement en jeu sa santé et celle des autres. "Moi, je me sens coupable parce que je savais et que je n'ai rien dit", dira cet ouvrier après que des collègues ont été brûlés vifs dans une explosion. Suite à l'accident, les travailleurs de cette entreprise débordent de haine pour un management plus soucieux de productivité que de santé. Ils se sentent responsables de présager des risques graves, sans parvenir à les combattre de peur de perdre leur emploi. Mais l'inconscient ne se soucie pas des échéances de remboursement des prêts immobiliers. En ne résistant pas, chacun de ces salariés prend le risque d'être débordé par un sentiment d'étrangeté à soi-même, au travail et en dehors. Car il est impossible de créer une étanchéité entre les conflits du travail et la vie intime. Les pathologies constatées dans l'entreprise sont à la mesure du coût humain de cette situation : des morts et un travail incessant sur soi-même nécessaire pour conjurer l'effroi et la culpabilité.
Des affrontements douloureux
Contrairement aux machines, les travailleurs ne sont pas programmables : à chaque instant, même si c'est à leur insu, ils engagent dans leur activité toutes les dimensions de leur subjectivité. Cette dynamique cafouilleuse et inépuisable est ce qui rend le travail humain socialement et individuellement irremplaçable.
Chaque travailleur, chaque collectif de travail, inscrit son activité dans un cadre qui lui est imposé et qui n'est certes pas neutre du point de vue de la satisfaction au travail. Mais au-delà des théories et des intentions des directions d'entreprise, ce sont les pratiques quotidiennes qui incarnent l'organisation du travail. Travailler n'est pas seulement produire des biens et des services. C'est, indissociablement, faire des choix, créer, penser et aussi être en conflit avec les autres et avec soi-même, s'exposer à reconnaître que l'on n'agit pas toujours comme l'on voudrait et pourrait le faire, que l'on fait parfois ce que l'on réprouve, non pas par impuissance ou perversité, mais parce que les logiques intrinsèques du travail sont complexes et les intérêts contradictoires. La dimension éthique du travail ne relève jamais de réponses simples et consensuelles. Elle suppose de soutenir des pensées embarrassantes, des affrontements douloureux.
"On voit défiler toute la misère du monde"
Lise
Gaignard
psychanalyste
Agnès, cadre bancaire, est effondrée. Elle est venue en parler à une psychologue du travail. Voici son témoignage.
"Depuis que je suis dans ce service, c'est comme ça. Mon chef est cassant, froid, je n'en peux plus. On est deux sous-chefs, et il y a les vingt employés de bureau, dix chacune. C'est dur. Je ne peux pas leur demander ce qu'il exige : c'est impossible à réaliser, les objectifs sont invraisemblables. Et puis les méthodes changent tous les deux ou trois mois. Il suffit qu'il y en ait un qui fasse le malin en réunion devant le grand chef et qui affirme d'un air suffisant qu'une nouvelle méthode serait bien plus efficace et on lui demande de faire ses preuves. Le chef est mis sur la touche, avant de disparaître quelques mois plus tard. J'en ai déjà vu défiler quatre depuis trois ans que je suis dans ce service ! Comment voulez-vous exiger des efforts des salariés dans un cirque pareil ? Alors moi, je reste aux méthodes qui marchent. Le nouveau chef n'aime pas ça, pourtant il aime bien les résultats du service, ils sont bons.
L'autre sous-chef est pénible, elle me cherche des noises sans arrêt, il faut aussi supporter ça. Il faut dire qu'on vit une politique du "moins un". En gros, ça veut dire qu'on licencie 3 000 personnes d'ici 2010. Une seule sous-chef suffirait, on le sait bien, alors elle me met des bâtons dans les roues. En plus, elle, elle a couché avec lui et elle l'a plaqué, alors elle n'en mène pas large. Et puis notre chef, il a plus de 50 ans aussi, et il pourrait bien se trouver viré avant la retraite. Du coup, tout le monde fait du zèle pour conserver sa place.
Numéro masqué.
Et puis le boulot est dur. C'est un service de contentieux, toute la journée, on n'a affaire qu'à des RMIstes, des paumés... On voit défiler toute la misère du monde. Quelques escrocs aussi, mais c'est rare. On ne les reçoit plus dans un bureau, il y avait trop de violence, ils cassaient tout. Maintenant, on ne risque plus rien, on appelle avec un numéro masqué, on donne un faux prénom pour qu'ils ne puissent pas nous retrouver.
On les essore, en fait : au guichet, ils leur vendent n'importe quoi, ils placent des trucs dans la conversation, ils les font signer en sortant et hop, ils se retrouvent avec une assurance-vie, un crédit consommation, une autorisation de découvert énorme ou n'importe quoi ! Et après, c'est nous qui devons gérer leur colère... Mon fils lui-même a fait faillite il y a deux ans, et sa banque l'a harcelé... Heureusement, ce n'était pas la banque où je travaille... Malgré tout, il m'en veut un peu, depuis. Mais ça va. On fait aller."
Parce que dans le travail, il est impossible de n'être qu'un exécutant, personne ne peut être qu'une "victime". Derrière les maux qui polarisent actuellement l'attention - suicides et dépressions, replis individualistes et demandes éperdues de reconnaissance, harcèlements et maltraitances -, on retrouve le plus souvent des situations où les questions éthiques liées au travail ne peuvent plus être contournées. Le consensus sur des stéréotypes ou l'attachement à des images idéales, qui évitaient de mettre en débat les contradictions, ne préservent plus des interrogations dérangeantes. Dès lors, chacun est menacé d'être débordé par une violence dirigée contre les collègues, contre les usagers et contre soi. Avec dans tous les cas de grands risques pour la santé.