Peut-on parler d'une usure spécifique des femmes liée au travail ?
Fabienne Bardot : On parle beaucoup aujourd'hui de risques psychosociaux, et il est vrai que les pathologies neuropsychiques représentent une part importante des problèmes de santé des femmes, mais il existe une pénibilité physique du travail qui n'a pas disparu. C'est quand même le corps qui prend. On le voit avec les TMS [troubles musculo-squelettiques, NDLR] : les femmes ne sont pas affectées de la même façon que les hommes ; elles sont davantage qu'eux atteintes dans les membres supérieurs, les hommes souffrant plus souvent du dos. Par ailleurs, ils déclarent moins de maladies professionnelles, mais celles-ci sont plus graves - comme les cancers - et les séquelles permanentes sont, me semble-t-il, plus répandues chez eux que chez les femmes.
Comment s'expliquent ces différences ?
F. B. : Ce n'est pas un hasard. La division sexuelle du travail persiste : aux hommes les charges lourdes, les machines, les travaux dangereux, aux femmes la relation d'aide ou les tâches répétitives demandant habileté et dextérité. Ce n'est pas nouveau, mais il y a une pression temporelle croissante, dont on sait qu'elle a, avec le manque de latitude décisionnelle, des effets sur la santé. Dans ma pratique, où je vois surtout des ouvrières et des employées des services, j'observe des usures inquiétantes chez les femmes dans certains secteurs. Notamment dans celui de la logistique, où les salariées s'occupent de la préparation de commandes. Elles manipulent des produits certes pas très lourds, mais sous forte contrainte de rendement, dans le froid ou la chaleur. Tout cela fait des dégâts.
Dans les métiers du soin aussi. Je vois émerger une nouvelle pratique horaire : des amplitudes de douze heures avec trois coupures - une demi-heure matin et après-midi, une heure au déjeuner - et dix heures de travail intensif. C'est apprécié des jeunes, car elles font une semaine de cinq jours et une semaine de deux jours. Mais d'un point de vue physiologique, cela risque d'être pénalisant. La pratique se généralise dans les maisons de retraite. Les aides-soignantes ont toujours eu un travail physique de manipulation des personnes âgées, mais là, c'est avec des journées très longues et une obligation de faire vite qui rendent les conditions de travail très pénibles et accroissent les expositions aux TMS. On rencontre davantage de problèmes de dos. Par comparaison, les aides à domicile, pour qui le travail est également dur pour le corps et les conditions d'intervention rarement idéales, ont davantage de marges de manoeuvre. Chez elles, l'échange avec les collègues sur leur mission et leurs pratiques peut jouer un rôle protecteur.
Quel est l'impact de la division des rôles dans le couple ou la famille ?
F. B. : Le plus souvent, les femmes assument en plus toutes les tâches domestiques, où elles retombent dans des travaux répétitifs, et les soins aux enfants. Ces contraintes interagissent avec les expositions professionnelles. D'une part, c'est du travail supplémentaire, de même nature (du moins pour la majeure partie d'entre elles), qui nourrit les marques laissées par le travail professionnel. D'autre part, ce travail est une vraie obligation pour elles : elles n'ont pas le choix, car ne pas le faire perturbe la vie de famille. Résultat, elles ne prennent pas de repos. C'est peut-être pour cela qu'elles se déclarent en plus mauvaise santé que les hommes. Mais aussi qu'elles sont poussées à une prise en charge plus précoce de la maladie, dans l'obligation qu'elles sont de tenir. Le travail laisse une empreinte, une usure lancinante et discrète qui ne les empêche pas de continuer à vivre, mais avec des douleurs.