Les personnels d'encadrement, ou managers, sont de plus en plus sollicités par leur direction sur des questions de santé au travail. Concernant une problématique telle que les risques psychosociaux (RPS), il leur est demandé d'identifier les salariés en souffrance, de savoir gérer les conflits, d'animer et de dynamiser les équipes afin de les motiver... En matière de sécurité, il leur faut vérifier que les consignes définies par l'entreprise sont respectées, comme le port d'équipements de protection individuelle (EPI), voire sanctionner les travailleurs contrevenants.
Cette activité s'ajoute aux nombreuses tâches que les encadrants peuvent être amenés à réaliser. Sans oublier les réunions auxquelles ils participent, souvent perçues comme chronophages. Au-delà d'une éventuelle surcharge de travail, ces nouvelles responsabilités en matière de prévention sont porteuses d'autres risques. Elles obligent les encadrants à arbitrer des choix entre des logiques contradictoires : rapidité d'exécution, ou qualité, ou sécurité ? Ces choix peuvent générer pour eux des conflits de critères ou de valeurs dont ils ne peuvent pas parler, et qui peuvent devenir vite ingérables, au risque de conduire à des situations de débordement préjudiciables à leur santé. Sans compter que dans certains domaines, comme l'évaluation du risque chimique ou bien les RPS, l'encadrant ne maîtrisera pas forcément les connaissances ou méthodologies adaptées aux situations à traiter.
Sortir du contrôle
L'encadrement est pourtant un maillon essentiel dans la mise en oeuvre d'actions de prévention au plus près du travail. A condition d'imaginer son rôle en la matière autrement que comme une mission supplémentaire de contrôle. De fait, le suivi ou le contrôle par l'encadrement du respect de règles de sécurité conçues sans son apport par d'autres acteurs de l'entreprise, voire par des intervenants extérieurs, présentent des limites. Pour rendre effective la mission de prévention confiée à l'encadrant, celle-ci doit se nourrir de la connaissance des situations de travail qu'il a pu développer. Et l'encadrant doit s'intéresser davantage aux logiques d'activité mises en oeuvre par son équipe, aux difficultés qu'elle rencontre, à l'organisation de la production, et moins aux risques professionnels en tant que tels.
Pour prendre un exemple, dans une sucrerie, un opérateur fait un jour de l'escalade pour déboucher une trémie alors qu'il ne porte pas ses EPI. Son encadrant pourrait agiter le chiffon rouge, voire infliger une sanction à l'opérateur, car il ne respecte pas les consignes de sécurité. Mais il sera plus efficace de comprendre ce qui a conduit cet opérateur, dans son activité, à prendre un tel risque, afin d'éviter que cela ne se reproduise. L'opérateur, en prenant cette décision, a en fait effectué un compromis. Il a choisi un risque par rapport à un autre : une trémie bouchée, cela signifie un arrêt de la production, donc le séchage de la mélasse dans la cuve, donc plus d'une heure de nettoyage dans des conditions difficiles avant de pouvoir relancer la production.
Dès lors, le rôle de l'encadrement est de chercher à comprendre pourquoi la trémie se bouche et comment on peut l'éviter. Cela passe par une meilleure appréhension des enjeux liés à la variabilité et à la diversité des situations de travail. Si la trémie se bouche, cela peut être lié à l'humidité aujourd'hui, ou demain à la qualité de la mélasse, qui elle-même est fonction de celle de la matière première, en l'occurrence les betteraves à sucre. Si ces dernières sont gelées avant d'être travaillées, la mélasse change d'aspect ; celle-ci risque d'être plus visqueuse si elles sont trop mûres, etc.
Sachant cela, l'encadrement est en capacité d'organiser le travail de façon à réduire les risques de bouchage de la trémie, en anticipant et en agissant sur d'autres paramètres. Dans la même perspective, il aura les arguments pour adresser aux concepteurs des demandes en matière de modifications techniques. La prévention des risques à l'échelle de l'encadrement dépend donc de sa capacité à prendre en compte le travail réel, à écouter le terrain et à croiser l'expérience des opérateurs avec ses propres connaissances "managériales" liées à la production, à l'organisation. Un exercice difficile, du fait de la position de l'encadrant à la croisée des chemins et des logiques, mais nécessaire, car porteur d'enjeux de performance et de construction de la santé pour les travailleurs.
S'il est acté que le travail et son organisation déterminent les situations d'exposition aux risques, la question primordiale pour le management devient : le contexte organisationnel permet-il de développer les capacités de réponse des individus face aux situations complexes qu'ils doivent gérer ? Cela revient à reconsidérer le travail comme une ressource pour le développement des personnes et la production, et non plus comme une source de risques, une contrainte ou un coût.
Associer les opérateurs à leur formation
Cette entrée par le travail conduit à repenser les différents outils mis à disposition par l'entreprise pour la prévention. La formation, par exemple, ne devrait plus être conçue comme une réponse à un déficit de compétence sur les règles de sécurité. Elle devrait plutôt être construite avec différents acteurs - ressources humaines, responsables sécurité et production, CHSCT... -, en tenant compte des situations de travail réelles. Cela afin de discuter du caractère opérationnel des règles de sécurité, des situations dans lesquelles elles sont adaptées ou non, des améliorations nécessaires.
Ainsi, pour la prévention du risque chimique, une formation efficace des opérateurs ne peut se résumer à un rappel de la signification des pictogrammes, de la réglementation et des impacts des produits sur la santé. Il faut y intégrer les situations de travail réelles auxquelles les opérateurs sont confrontés, en considérant ces derniers comme des acteurs à part entière de l'organisation de la prévention. Sans quoi le passage de la théorie à la pratique ne se fera pas.
Enfin, la prise de conscience du risque et l'acquisition de connaissances ne suffisent pas à mettre les acteurs en mouvement pour engager des transformations. Si les travailleurs ne perçoivent pas de marges de manoeuvre à leur portée pour transformer les situations dangereuses, ils garderont pour eux leur connaissance des risques et les stratégies qu'ils ont élaborées à cet égard. Or l'objectif est de favoriser la transmission de ces savoir-faire de prudence. Il faut donc mettre en débat au sein des collectifs de travail ces marges de manoeuvre, ainsi que les conflits entre les enjeux de production, de qualité et de sécurité qui se cachent derrière. En portant le point de vue de l'activité réelle, l'encadrant va pouvoir développer sa capacité à agir sur l'organisation mais aussi sur la conception des dispositifs techniques, ce qui facilitera la reconnaissance de son rôle par les travailleurs qu'il encadre.