Moderniser", "rationaliser", "quantifier", "évaluer la qualité des services rendus" mais aussi la "performance" des agents : tel est le nouveau vocabulaire en vogue dans la fonction publique, associé au new public management. Elaboré au niveau européen, cet ensemble d'outils et de procédures de fonctionnement issus du secteur privé a commencé à s'appliquer en France en 2001 avec la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). La révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, puis la modernisation de l'action publique (MAP) en 2012 sont venues étoffer ces bouleversements. Qu'elle soit d'Etat, territoriale ou hospitalière, toute la fonction publique est désormais imprégnée de ces nouveaux outils managériaux, y compris l'Education nationale.
Ce sont par les ministères que ces nouvelles méthodes ont été introduites. Bien souvent dans le cadre de restructurations et fusions de services dues à des politiques de réduction budgétaire, qui se sont accrues avec la crise économique. Les cadres intermédiaires, c'est-à-dire ceux se situant au carrefour entre les injonctions de la tête de la hiérarchie - le politique - et l'expression des besoins de la société, relayée par les agents, se sont retrouvés dans les situations les plus inconfortables. "Ils ont connu des moments de grande détresse, en particulier les premières années de mise en place de la RGPP", se souvient Anne-Florence Quintin, secrétaire nationale de la CFDT cadres. Coupes dans les budgets et fusions n'avaient pas été réfléchies en fonction des besoins. La syndicaliste, également déléguée générale de l'Observatoire des cadres, note que "les cadres dénoncent une importante fragmentation de leurs tâches".
Enrôlement
En effet, les nouveaux dispositifs qui encadrent leur activité sont variés, comme le souligne Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail et des organisations, enseignante à l'université Paris 7. Certains disent quoi faire, à l'instar du management par objectifs, d'autres disent comment faire. Ils imposent des chemins. Reste une troisième variété, que la chercheuse dénomme "dispositifs d'enrôlement" et qui sont destinés à ce que chacun s'engage "à fond" dans l'activité. Sont mis en avant "l'intérêt général", "la satisfaction", "l'excellence"... Ils passent essentiellement par le discours mais peuvent prendre la forme d'incitations financières.
Des outils que l'on retrouve, sensiblement à l'identique, dans le secteur privé, observe Gilles Jeannot, chercheur au Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Latts) et enseignant à l'Ecole des ponts-ParisTech. Pourtant, pour ce dernier, selon qu'ils opèrent dans le public ou le privé, les encadrants ne seront pas forcément mis sous pression par les mêmes outils. Ainsi, "dans le public, l'introduction d'outils de qualité du type normes ISO, qui ont des effets directs sur le travail, peut être associée à plus d'impacts négatifs que celle d'outils laissant davantage de place à l'appropriation individuelle", développe le chercheur. Cet alignement progressif des pratiques managériales entre les deux secteurs crée néanmoins de nouvelles sources de tension pour les encadrants, au-delà de celles auxquelles ils étaient couramment confrontés.
L'injonction à être plus proche des équipes est ainsi souvent contrariée par la nécessité de prendre de la distance pour gérer certaines tâches organisationnelles. C'est ce qu'a analysé Cécile Mège-Piney, ingénieure ergonome au cabinet Solutions productives, lors d'une étude menée au sein d'une administration d'Etat. "Le juste compromis à trouver est souvent perturbé, ne serait-ce que par l'isolement nécessaire pour remplir les tâches bureaucratiques", commente l'ergonome. Avec des risques de débordement, notamment du côté de la vie privée. "Dans un service déconcentré, j'ai vu une jeune femme, à bout, opter pour un logement de fonction au-dessus de son bureau afin de pouvoir être là de très bonne heure le matin et être réellement présente pour son équipe", raconte-t-elle.
Cet envahissement de la sphère privée par la vie professionnelle est de plus en plus prégnant, en particulier dans les ministères, selon Estelle Piernas, de l'Union fédérale des syndicats de l'Etat (UFSE) CGT. "Il faut être constamment joignable, y compris en congés ou en arrêt maladie", dénonce-t-elle, avant de préciser : "Une collègue en arrêt maladie pour burn-out a reçu un avertissement pour ne pas avoir répondu à un coup de fil pendant ses congés !" Membre du bureau de l'Union des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict) CGT, Estelle Piernas relève que les résultats du baromètre social effectué en 2016 par cette organisation font ressortir deux grandes priorités plébiscitées par les encadrants : davantage de différenciation entre vie professionnelle et vie privée (pour 68 % d'entre eux) ; la participation aux choix stratégiques des directions pour mieux comprendre le contenu et le sens de leur travail (54 %). Cette même année, selon l'Ugict, la détérioration des conditions de travail s'est révélée plus importante dans la fonction publique que dans le privé. Un constat sans doute lié à un écart de plus en plus important entre les objectifs chiffrés, qui fixent des priorités, et les valeurs portées par les cadres de la fonction publique dans leurs métiers respectifs.
Des règles joignant "l'inutile au désagréable"
Car le new public management ne fait pas toujours recette auprès des encadrants. Pour certains d'entre eux, il s'agit de règles "qui joignent l'inutile au désagréable", comme le rapporte Marie-Anne Dujarier dans son ouvrage Le management désincarné (voir "A lire") Des règles de procédure parfois si rigides que "le new public managementn'a rien résolu en matière de bureaucratie estime Gilles Jeannot. Au contraire. Désormais, selon le chercheur, "les cadres ont à faire face à une sorte de double astreinte : les anciennes formes de bureaucratie et les nouvelles contraintes". Et d'ajouter : "Paradoxalement, malgré un statut encore protecteur parce qu'il offre une capacité de résistance, il peut y avoir plus de souffrance dans le public que dans le privé."
La réorganisation-fusion de certains ministères a eu également ses propres effets, "générant un risque de thrombose", comme le qualifie Alex Alber, sociologue à l'université de Tours, qui a réalisé une série d'entretiens auprès d'agents du ministère de l'Ecologie. C'est particulièrement vrai dans des administrations déconcentrées. "Dans les directions départementales des territoires, il y a eu un fauteuil pour deux à peu près à tous les échelons hiérarchiques", relate l'universitaire. Avec les frustrations que cela peut générer, mais aussi des pertes de compétences, lorsque des agents ont fini par quitter la fonction publique. Pour les cadres intermédiaires, les possibilités d'ascension se sont retrouvées très limitées.
Mélange des genres
De nouveaux profils, ce que Gilles Jeannot appelle des "professions floues", sont apparus au détour de conventions "public-public", en associant par exemple des responsables du secteur associatif au travail des services de l'Etat. Certains pouvoirs ont aussi changé de mains. Les préfets de région se sont ainsi vu investis d'une fonction d'embauche de cadres de services déconcentrés pour les directeurs départementaux de l'Environnement par exemple, aggravant le poids du politique dans l'encadrement de l'action publique. Avec le risque de remettre en question une certaine culture de l'indépendance et de l'autonomie fondée sur l'expertise technique, qui prévalait jusqu'à présent dans la fonction publique
Ainsi, au ministère de l'Ecologie, la gestion des fins de carrière est devenue douloureuse pour les plus expérimentés, constate Alex Alber. Avec les nouvelles logiques managériales, les personnes ayant parcouru progressivement tous les échelons de la hiérarchie, et parfois accepté les postes les plus durs, accèdent de plus en plus difficilement à des responsabilités élevées, tandis que ces postes attractifs sont parfois octroyés à de jeunes diplômés, n'ayant que peu d'expérience mais repérés pour leur profil atypique. La vie d'un manager de la fonction publique n'a donc rien d'un long fleuve tranquille. Pour Céline Desmarais, professeure à la Haute Ecole d'ingénierie et de gestion du canton de Vaud (Suisse), l'encadrant doit pouvoir trouver un équilibre entre sens, lien, activité et confort. "Son principal outil, c'est lui-même. Il faut donc qu'il puisse avoir une réflexion et un recul sur lui-même. Or, quand on est dans une machine à laver, c'est difficile", résume-t-elle avec humour.