Un effacement de la hiérarchie intermédiaire, une organisation plus horizontale et des collaborateurs qui s'autodirigent en étant guidés par la "vision" d'un "leader libérateur" : c'est le projet de l'entreprise libérée. Autant dire que la position de ce courant entrepreneurial vis-à-vis des questions de hiérarchie et d'autorité est très ambiguë. D'un côté, il faut faire la chasse aux encadrants intermédiaires ou de proximité, présentés comme castrateurs à l'égard de leurs équipes car obnubilés par le commandement et le contrôle. De l'autre, il faut s'en remettre à l'inspiration d'un leader visionnaire qui éduquera ses troupes au grand dessein qu'il leur réserve, moyennant quoi elles pourront agir de façon autonome... à condition, bien sûr, de ne pas sortir de la "vision".
On comprend pourquoi un tel modèle a pu séduire tant de dirigeants de PME : il fait du patron une sorte de prophète, subjuguant ses salariés par la magie de son verbe, son audace, son charisme, en le délestant en même temps de toutes les questions d'intendance, de gestion concrète de l'activité... Tout ce cambouis auquel ne s'abaissent pas les grands visionnaires inspirés. Du même coup, le patron se débarrasse aussi des cadres intermédiaires, souvent des techniciens expérimentés aux mille questions encombrantes, menaçant toujours de le ramener dans le bourbier du quotidien. Des empêcheurs de libérer en rond, coûteux qui plus est ! Une fois la vision posée, le dirigeant a fait l'essentiel. Pour le reste, les équipes se débrouillent et le patron se trouve lui-même "libéré" de l'opérationnel. Il peut alors, comme en témoignent beaucoup de leaders libérateurs, prendre du recul, ne venir que de temps en temps, lancer d'autres projets... ou faire le tour du monde !
À rebours des besoins des salariés
Il y a donc bien une théorie de l'autorité dans l'entreprise libérée. Certes, les petits chefs ont disparu. Mais il reste une autorité bien plus sublime, totalement affranchie du réel du travail : le "dirigeant libérateur". Cette autorité, moins technique et plus spirituelle, est-elle susceptible de mieux servir la performance et la qualité de vie au travail ? Je ne le crois pas. Elle va même à rebours des demandes de nombreux salariés aujourd'hui. Ceux-ci se plaignent de la trop grande distance de leurs dirigeants avec la réalité et les difficultés de leur travail. Confrontés à un accroissement des exigences (coûts, qualité, délais, flexibilitéinnovation...), les équipes demandent plus de soutien. Elles souhaitent qu'on les écoute, que les encadrants soient présents dans le travail pour voir les problèmes, aider à prioriser et à arbitrer, assurer une médiation lors des inévitables conflits... Bref, pour faire ce que la sociologie ou l'ergonomie appellent la régulation du travail. Cette régulation qui est le coeur battant du management de proximité ! Sans elle, le travail se fait mal, déborde sans cesse, épuise...
Les salariés n'attendent donc pas des chefs mystiques et phraseurs, qui les abandonnent face aux difficultés grandissantes du travail opérationnel. Ils veulent des cadres qui managent le travail, qui se préoccupent de l'activité réelle et qui, au quotidien, organisent le dialogue entre le projet de l'entreprise et ses conditions concrètes de réalisation. En un mot, des cadres qui font autorité parce qu'ils accroissent la capacité des équipes à faire face à un environnement de plus en plus exigeant. Que les cadres de terrain se rassurent donc : ils ont encore de beaux jours devant eux !