De nombreux travaux en sciences humaines et sociales montrent que chacun, dans l’exercice de son travail, est soucieux de bien faire. Il ne s’agit pas seulement de répondre aux attentes, mais aussi d’être pour quelque chose dans ce que l’on fait. Le sens donné au travail se joue alors dans la possibilité de pouvoir l’exercer comme on l’entend, mais aussi d’être reconnu par les pairs et la hiérarchie. Cette conception du sens du et au travail, se focalise toutefois sur une vision assez statique : le moment présent. Or, d’une part, le sens se transforme au fil des parcours professionnels et, d’autre part, ce qui fait sens aujourd’hui est empreint de nos expériences passées, des chemins que nous avons pris, de ceux que nous avons évités ou qui nous ont été refusés et de l’éventail, plus ou moins large, de nos futurs possibles.
« L’homme ne travaille pas pour passer le temps, mais pour construire », écrivait le psychologue Ignace Meyerson
. Il travaille pour faire œuvre, en mettant à contribution les expériences passées, les siennes et celles de ses prédécesseurs, en transformant son milieu professionnel mais aussi en acceptant d’être transformé à son contact, en élaborant pour demain, en transmettant. Ces « attentes temporelles », si l’on accepte l’idée qu’un travail qui fait sens est une composante importante de la santé au travail, devraient pouvoir se réaliser dans le cadre des parcours professionnels. Encore faut-il que les organisations du travail le permettent.
Des changements contrastés
La situation réelle n’est pas exactement celle-ci. A partir de l’enquête nationale Santé et itinéraire professionnel (SIP), six catégories décrivant des modifications des conditions de travail au fil des parcours ont été identifiées (voir « A lire »). Il s’agit tout d’abord de changements de type « intégration », opposés à d’autres dits de « relégation ». Les premiers sont positifs, car ils permettent d’accéder à un travail utilisant mieux les compétences, quand les seconds débouchent sur une perception opposée. Il y a ensuite des évolutions vers une « intensification », versus celles vers un « retrait » : les premières marquent une entrée dans une période de travail sous pression, de tensions avec le public, de difficultés de conciliation entre travail et obligations familiales, tandis que les secondes permettent de s’en extraire. L’intensification est également plus souvent associée à une trajectoire ascendante, alors que le retrait l’est avec une possible sous-utilisation des savoirs. Enfin, on distingue des transformations de type « pénibilité accrue » – marquées par l’entrée dans du travail de nuit, des travaux répétitifs ou physiquement exigeants, l’exposition à des produits toxiques – et d’autres, ouvrant une « mise à l’abri » vis-à-vis de ces contraintes. Si ces changements diminuent en proportion avec l’âge, ils se sont accélérés pour tous les salariés et ont porté davantage dans la dernière période sur de l’intensification et du retrait. Ce sont les évolutions de type « intégration » qui ont le plus diminué. Sans surprise, l’enquête montre des liens négatifs entre changements et santé. Elle souligne aussi que ce qui peut faire sens au fil d’un parcours, comme des compétences exercées et valorisées, ouvrant sur une trajectoire professionnelle ascendante et plus stable, s’accompagne parfois de conditions de travail plus difficiles. A l’inverse, sortir de ces mêmes conditions pénibles peut également s’accompagner d’une « sortie de sens ».
Débuts difficiles
C’est ce qu’illustre une enquête menée dans une entreprise de l’aéronautique (voir « A lire »). Des ouvriers jeunes et qualifiés y débutent leur carrière professionnelle en intérim sur les postes les plus pénibles physiquement et sous forte pression temporelle. C’est un passage accepté par la majorité car il est la promesse de pouvoir se construire un parcours dans lequel ils pourront accéder à des postes moins pénibles, acquérir de nouveaux savoirs professionnels et être reconnus pour ceux-ci dans un milieu où la qualité est essentielle. Mais ces premières années sont aussi difficiles. Leur jeunesse ne les met pas à l’abri de douleurs pouvant tourner au problème de santé, susceptible de les orienter vers des parcours moins favorables.
Si la hiérarchie de premier niveau reste attentive à ce que cette période n’excède pas quelques années, elle reste dépendante de stratégies de recrutement sur lesquelles elle n’a pas la main et des marges de manœuvre dont dispose l’équipe pour accueillir des nouveaux. Par ailleurs, même quand les conditions sont réunies, changer de poste n’est pas automatique. Cela requiert de la part de ces jeunes ouvriers d’être proactifs : ils doivent repérer le prochain poste qui se libérera et se manifester en se rendant disponibles sur celui-ci. C’est une activité en soi, qui s’ajoute aux autres, alors même que les cadences sont fortes.
Pouvoir exercer sa créativité
S’inscrire dans un parcours qui fait sens peut ainsi avoir un prix pour la santé. Ce serait un paradoxe surmontable si « une activité qui fait sens » était considérée comme une condition du travail à part entière. Il s’agirait alors de prendre au sérieux ce que nous avons nommé plus haut « les attentes temporelles ». Celles-ci se concrétisent dans la possibilité de pouvoir apprendre et transmettre son expérience au fil du parcours, de pouvoir construire avec les autres une approche collective du travail. C’est aussi la possibilité de pouvoir exercer sa créativité au travail. Mobilisée pour trouver des solutions à des problèmes ou à des imprévus, cette créativité signe en même temps le fait d’être actif, d’avoir la main sur le temps du travail, de se l’approprier et de se reconnaître dans ce que l’on fait. Or la course à la performance de court terme, dans un contexte où les changements « pour s’adapter » sont continuels, fait de ces activités des temps improductifs. Il peut en être autrement quand les liens entre santé, performance et sens au travail sont mis en avant.