L’utilisation de l’expression « sens du travail » soulève une première question sur ce que nous appelons communément le travail. S’interroger sur son « sens » – l’existence de ce dernier, sa perte ou sa recherche – laisse en effet supposer qu’il est possible de travailler, s’il n’y a ni sens ni qualité. Il faudrait dès lors ajouter au travail une « qualité », un « sens », dont il serait dépourvu. C’est bien la perception répandue du travail que véhicule un système qui le maltraite : travailler peut encore y être synonyme de trimer, voire de perdre sa vie à la gagner. C’est encore le cas pour une majorité d’humains à l’échelle planétaire, la France n’étant pas épargnée.
Il y a cependant une autre façon d’envisager le travail, qui ne le réduit pas au phénomène historique, et certes multiséculaire, de « l’exploitation de l’homme par l’homme », selon une formule qui a eu son heure de gloire. L’anthropologue Maurice Godelier disait que les êtres humains « ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre »
. Dans cette perspective, le travail est l’activité, extrêmement complexe bien sûr, de production de la société. Il s’appuie sur l’organisation coopérative des êtres humains, en vue de rester en vie d’abord, puis de se construire un présent vivable et un avenir souhaitable. Cette coopération ne nie pas les tensions, ni les conflits ; elle appelle au contraire à les dénouer. Car sans elle, loin d’être surpuissant, l’être humain est l’un des êtres vivants les plus fragiles qui soient. Le travail consiste alors à travailler son humanité : fabriquer tout ce qui nous protège et nous fait grandir, apprendre des autres, mais aussi les uns des autres, et se rendre capable de transmettre. Tout cela peut-il se faire sans égard au sens de ce que l’on fait, sans attention à la façon de le faire, autrement dit sans souci de la « qualité » ?
Qualité versus valeur
Cette définition du travail comme exercice coopératif des intelligences n’est pas absente de notre temps, même si elle est brouillée. C’est elle que l’on entend dans la locution « c’est pas du travail ! », qui contient implicitement l’idée que celui-ci est nécessairement de qualité. On l’entend aussi lorsqu’il est fait mention d’un « travail d’artiste », voire d’un « travail d’artisan ». Même l’invention du terme « maltravail » indique que le mot, sans préfixe, est chargé positivement. De même, l’expression, plutôt fréquente actuellement, d’une « perte de sens » est aussi la preuve d’une résistance du sens, puisque nous en ressentons le manque. Nombreux sont ceux qui constatent ainsi, à partir de multiples sources, un décalage entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils veulent, que ce soit sur un plan individuel ou collectif, ce qui pourrait expliquer pourquoi la petite musique du « besoin de sens » prend du volume.
A contrario, ceux qui ne voient pas dans le travail des humains en train de se produire eux-mêmes en produisant leur société l’érigent en « valeur », laquelle n’a aucun lien avec ce qui est fait ni avec la façon de le faire. On peut être sûr que le travail est absent, contrairement aux apparences, de l’expression « valeur travail ». La preuve en est qu’au nom de cette prétendue valeur, les chômeurs sont enjoints à accepter n’importe quel emploi.
Autrement dit, il leur est demandé de ne surtout pas s’interroger sur le sens de ce qui leur est proposé. Le recul de l’âge autorisé de départ à la retraite en est un autre témoignage, porté par les mêmes promoteurs de cette inconsistante « valeur travail ». La retraite n’a rien à voir avec le fait de se retirer du monde mais représente un moment où chacun peut décider, au moins partiellement, de l’utilisation de son temps. Le travail y prend d’autres formes, dégagées de la subordination, plus aérées. Il se rapproche de sa définition anthropologique.
Une branche à laquelle se raccrocher
Pour autant, la quête d’un « sens du travail » n’est pas dénuée d’ambivalence. En la rapprochant d’un autre mot tout aussi présent dans notre actualité, la désorientation, on comprend alors qu’elle peut avoir quelque chose du refuge, voire du repli. Une façon de dire que, puisque l’on ne maîtrise plus rien, on peut au moins trouver dans le travail une branche à laquelle se raccrocher. Mais cela diminuera-t-il la désorientation qui semble marquer notre époque ? Et qui s’en chargera si l’on accepte le repli pour ou sur soi-même ? Ainsi, l’idée d’un « sens du travail » peut être récupérée – et elle l’est –, pour accentuer un chacun pour soi que promeut tout le système économique, laissant supposer qu’il est possible de construire un « sens à soi ». C’est autant une illusion qu’une impasse. Dans la définition du travail comme exercice coopératif des intelligences, il y a toujours du sens, mais pas un sens, ni le sens. Pas un seul sens, ni un sens unique, mais quelque chose d’indéfini au départ, que chacune et chacun s’emploie à modeler en travaillant et qui ne peut jamais être délié de l’idée que l’on se fait de sa vie. Corollaire : c’est le travail que réalise une personne qui peut avoir du sens et non pas le métier, abstraitement, comme il est coutume de le dire pour l’enseignement ou le soin. Dans le travail, quel que soit le métier et quel que soit l’emploi, il y a une rencontre et un débat possibles entre les sens dont les uns et les autres sont porteurs, et c’est ce qui fait sa force civilisatrice. La très communément dénoncée « souffrance au travail » peut se lire comme le symptôme d’une découverte importante : le sens de ce que nous faisons ne va pas de soi puisque nous avons sur le sujet des perspectives différentes de celles qu’ont nos collègues, des perspectives qui parfois nous opposent, ou semblent nous opposer, sauf à y regarder de plus près.
Une multitude de choix de vies
Le tissu de nos vies est constitué des multitudes de choix que nous faisons tous les jours, qu’il s’agisse de faire ou de dire, participant ainsi à la production de la société. C’est pourtant une illusion assez fréquente de croire que la plupart des gens sont passifs, ne choisissent rien, précisément. Nous passons notre temps à faire des choix, toutes et tous autant que nous sommes, fût-ce des choix qui nous enferment dans un seul milieu : familial (rien ne compte plus que sa famille), professionnel (rien ne compte plus que son boulot) ou militant (rien ne compte plus que telle ou telle cause). La plupart du temps cependant, nous mixons, nous arbitrons au jour le jour, voire heure après heure, sans nécessairement nous en rendre compte. Absorbés que nous sommes par nos propres tensions, il nous est difficile, au premier abord, de comprendre que les autres ne fassent pas les mêmes choix que nous. C’est que, contrairement aux apparences, nos existences ne comportent pas les mêmes ingrédients parmi lesquels il faut choisir. Si l’on entend chacun et chacune parler de sa propre vie, du grain de sa vie, alors apparaissent les multiples sources d’écarts entre nous, nos options, nos décisions, nos réactions aux contraintes.
Cela convoque, somme toute, une autre idée encore du « sens du travail ». Loin d’un investissement illimité en temps et en affects, le travail coopératif consiste à acquérir « le sens du travail », comme un sens perceptif, un sens à cultiver. Cultiver « le sens du travail », ce n’est pas chercher dans son coin à donner ou retrouver du sens mais, au contraire, en faire une question que l’on partage. Cet exercice supposant la rencontre avec l’autre appelle par là même à sortir de soi. Dans cette perspective-là, avoir le « sens du travail » c’est aussi savoir le suspendre, qu’il s’agisse de pause ou de grève, pour prendre le temps de ressaisir le lien entre ce que l’on fait et nos mobiles pour le faire, et prendre le temps de retrouver les autres.