La question du sens au travail n’est jamais évoquée d’emblée dans les demandes d’intervention adressées aux préventeurs. Et si elle apparaît au détour d’un échange, c’est toujours furtivement, lorsqu’un salarié déplore que son travail n’a plus de sens. Les intervenants en prévention ne sont donc pas interrogés directement sur la prise en charge de cette question, laquelle ne se pose pas comme cela. D’ailleurs, on peut s’interroger sur la pertinence d’une demande qui porterait explicitement sur l’amélioration du sens au travail ; peut-on en effet envisager qu’un expert extérieur puisse s’adresser à des professionnels pour redonner du sens à leur activité, signifiant alors qu’ils l’auraient tout simplement perdu ? Pour autant, cette question du sens occupe une place essentielle dans la construction de la santé au travail : comment un salarié peut-il en effet préserver son équilibre physique et mental, si l’activité et ses conditions d’exécution percutent ce qu’il y a de plus important pour lui dans l’exercice de sa mission ? Pour l’aborder, le préventeur doit faire un pas de côté, de manière à appréhender comment la perte ou la quête de sens interrogent les problématiques de travail.
Tensions entre nouveaux et anciens
Dans un service d’une collectivité publique, des conflits clivent les agents entre nouveaux et anciens. Ces tensions d’une forte intensité sont déroutantes et ne peuvent se comprendre sans une analyse du travail et de ses nouvelles modalités d’organisation. Celles-ci attribuent désormais à chaque agent un objectif de productivité : traiter chaque dossier en « x » minutes, ce qui détermine un objectif de « x » dossiers par jour et par agent. En questionnant les effets de cette taylorisation sur le travail de chacun, il apparaît que les jeunes – peu formés et vacataires – ne se sentent pas en difficulté pour traiter des dossiers en validant automatiquement les données affichées par un progiciel. En revanche, les anciens revendiquent la nécessité d’analyser finement chaque situation, afin de pouvoir vérifier la validité des informations et répondre ainsi aux exigences de qualité et d’équité du service public : un exercice porteur de sens pour leur activité et désormais mis à mal par la réorganisation.
Si l’enjeu de l’intervention en santé au travail consiste à appréhender et mettre en visibilité ce qui, dans les conditions d’exercice du travail, peut porter atteinte à la santé des travailleurs, cette investigation passe nécessairement par la compréhension de ce qui fait sens ou pas dans l’activité des professionnels. L’ergonomie nous a appris que le travail réel est bien plus complexe que le travail prescrit. La réalité du travail est définie par une multitude d’aléas imprévisibles qui surgissent au quotidien. Pour les ergonomes, travailler, c’est faire face à ces imprévus en inventant de nouvelles stratégies, afin de tenir les critères de qualité et de production. Dès lors, travailler c’est faire des choix, chaque action faisant l’objet d’une évaluation à la lumière de ce que chacun estime être du « bon travail ». La question de l’éthique professionnelle s’invite alors dans la réflexion sur sa propre pratique, elle-même mise en discussion avec les collègues lorsque les conditions sont réunies.
Du « bel ébavurage »
Lors d’un groupe de travail, les opérateurs et opératrices chargés de l’ébavurage au scalpel de petites pièces plastiques échangent sur ce qu’ils font : « J’appuie juste ce qu’il faut pour attraper la bavure » ; « Mon but n’est pas de creuser la pièce car après ce n’est plus bon » ; « Il faut arriver à faire briller la découpe avec la lumière pour voir ce que l’on a enlevé » ; « Je dégrossis ce que je vais faire parce que sinon je ne vois rien. » Ces verbatims illustrent la manière dont les professionnels mettent en commun ce qui est important pour eux pour faire un « bel ébavurage ». Tous n’utilisent pas de la même manière les trois systèmes d’éclairage mis à disposition sur chaque poste ; ils n’adoptent pas la même posture, n’ont pas les mêmes techniques d’appui et de rotation entre le scalpel et la pièce… En revanche, ils partagent cette nécessité d’adapter leur poste « à leur manière », pour pouvoir exécuter « le bon geste ». On peut saisir – en creux – que ce travail perdrait tout son sens si de nouveaux standards d’aménagement des postes ne permettaient plus à chacun de visualiser et de manipuler l’ensemble pièce et scalpel, dans l’expression d’un geste singulier.
A travers cet exemple, on comprend aussi que les conditions pour réaliser un bel ouvrage ne peuvent être établies une fois pour toutes. Il s’agit bien au contraire d’un compromis, mis à l’épreuve à chaque instant, visant à adapter son geste professionnel aux types de pièces, aux variabilités des bavures, lesquelles dépendent à leur tour des réglages des machines de moulage en amont du process. Ainsi, ce qui fait sens dans un travail ne constitue pas un état, qui consisterait à être préservé coûte que coûte, mais bien un équilibre, toujours précaire, rejoué dans le quotidien de l’activité et remanié sans cesse.
Si le sens est inhérent au travail et constitutif des ressorts de l’activité individuelle, quel statut lui attribuer dès lors dans le débat social ? Lorsqu’une personne dit de son travail « qu’il n’a plus de sens » ou « qu’il lui faut bien y trouver un sens », il est possible de lui demander ce sur quoi porte cette perte ou quête de signification dans l’exercice de son activité. Cet amorçage constitue le début d’un récit, celui de son histoire de travail, à dérouler afin de tirer le fil de l’intervention. L’évocation du sens par les salariés apparaît alors souvent comme l’expression euphémisante de conflits éthiques non résolus dans les rapports sociaux de travail. Des conflits qu’il s’agit de rendre visibles par l’analyse de leur activité, afin que les enjeux portés par les salariés puissent être débattus dans l’espace social.
De ce point de vue, si l’on considère l’évolution dans le temps des demandes d’intervention, celles-ci apparaissent comme révélatrices de la façon dont les problématiques de travail, et leurs effets sur la santé, s’inscrivent dans les préoccupations sociales. L’apparition des risques psychosociaux (RPS) questionne ainsi l’état de santé psychique des salariés mais aussi la façon dont la société s’en fait l’écho. Concernant ces risques, les demandes d’intervention ont davantage porté sur le stress au travail par le passé. Depuis une dizaine d’années, ce sont les contextes marqués par des suicides, dans de nombreux secteurs d’activité, qui sont montés en puissance, bousculant la pratique des préventeurs, historiquement construite sur une approche physique des situations et la recherche de facteurs de risques déterminés. Néanmoins, certaines méthodes, inspirées de la clinique du travail, élaborent des démarches permettant d’investiguer le travail et son organisation pour comprendre comment ceux-ci ne permettent plus aux salariés de construire et préserver leur santé physique et mentale.
Bagarres, menaces et insultes
Depuis quelque temps, les manifestations de violence apparaissent comme un motif de plus en plus récurrent dans les demandes d’intervention. Les préventeurs pourraient se sentir peu outillés pour opérer dans des environnements où les conflits explosent sur les lieux de travail, au sein de collectifs, bien loin des processus d’isolement constatés face à la souffrance individuelle. Bagarres, menaces, insultes, diffamations, sabotages, dégradations, transgressions… Ces manifestations feraient écho à une perte de sens « aggravée », dans des contextes où le débat sur l’organisation du travail est devenu impossible et où les rapports sociaux tendent à se radicaliser. Ne serions-nous pas aux prémices d’un nouveau défi pour les intervenants en santé au travail ? Quelle démarche de prévention proposer quand la violence est telle que les salariés refusent de se réunir pour discuter ensemble du travail et de ses transformations souhaitables ?