Valentine a calé un dictionnaire sous ses pieds et Julien a choisi une chaise en plastique pour remplacer son fauteuil ergonomique laissé au bureau. Pendant le confinement, deux petites tables ont transformé le salon de ce couple de comptables en open space. Julien pensait que la surcharge de travail durerait deux ou trois semaines, mais cela a continué et le trentenaire a envisagé mi-avril de démissionner. Aujourd’hui, il a retrouvé son siège au bureau. Il attend une prime, « quelque chose qui reconnaisse qu’on a su s’adapter, et cravacher ».
Pendant la crise, environ un quart des salariés a pratiqué le télétravail ou plutôt le « travail à distance », afin de le distinguer du premier, plus anticipé et encadré. Et toutes les enquêtes menées pendant le confinement s’accordent sur un point : ce « travail à distance » a concerné surtout des cadres, dans le secteur privé et les grandes entreprises. C’est ce qu’établit une enquête menée par la CFDT et l’institut de sondage Kantar. Et une étude de l’Ugict-CGT, « Le travail sous épidémie » (TrEpid) : près des trois quarts des télétravailleurs qui y ont contribué font partie des cadres et professions intermédiaires (voir « Repère »). Mais au-delà de ce constat commun, les ressentis divergent.
Repère : « Le travail sous épidémie »
Lancée par l’Ugict-CGT, l’enquête a été réalisée en ligne au mois d’avril avec l’appui de statisticiens professionnels des ministères de la Santé et du Travail, syndiqués à la CGT, sur la base d’un questionnaire proche de ceux utilisés lors des grandes enquêtes nationales. Avec 25 000 réponses exploitables, elle donne un aperçu des conditions de travail au sens large en période de confinement, et pas uniquement sur le télétravail. Lire également sur notre site « Travailler “la boule au ventre” pendant l’épidémie », par Thomas Coutrot, statisticien et économiste.
Plus de 80 % des cadres interrogés par la CFDT se sont ainsi déclarés « largement satisfaits de leurs nouvelles conditions de travail » pendant le confinement. Les trois quarts des répondants à une enquête menée par le cabinet d’expertise Secafi ont également affirmé vivre le télétravail « plutôt bien ou très bien ». En revanche, l’étude de l’Ugict-CGT met en avant l’aspect « dégradé » du télétravail improvisé. « Nous sommes très inquiets. Les travailleurs sont très fatigués après le confinement et nous craignons des burn-out en chaîne », s’alarme Marie-José Kotlicki, cosecrétaire générale.
Pas d’endroit pour s’isoler
Il faut dire que les situations sont variées, selon que l’on est manager ou pas, du secteur privé, avec des enfants, de l’ancienneté, un équipement approprié ou une expérience du télétravail. De manière générale, les télétravailleurs sont plus exposés à certains risques, comme ceux de troubles musculo-squelettiques et douleurs dorsales. « Parce qu’ils n’ont pas nécessairement un poste adapté, prennent des pauses moins nombreuses et de plus courte durée, sortent moins de chez eux et sont moins amenés à se déplacer », rappelle Emilie Vayre, professeur de psychologie du travail et des organisations à l’université Lyon 2. Lors d’une consultation en ligne lancée par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), 88 % des répondants ont déclaré disposer d’outils numériques suffisants, mais 67 % seulement d’un environnement de travail adapté. Alors que 97 % des personnes interrogées par l’Ugict-CGT ont affirmé ne pas disposer d’un équipement de travail ergonomique, près de la moitié se plaignant de douleurs physiques, un quart de n’avoir pas d’endroit où s’isoler et un tiers, notamment les femmes, de devoir télétravailler tout en gardant les enfants.
C’est le cas de Claire, qui continue de télétravailler cet été. Manager dans l’industrie, elle met ses deux fils devant un dessin animé quand elle est en visioconférence et retourne à son écran le soir après le dîner. Christophe, lui, place une cravate sur la poignée de la porte de la chambre qui lui sert de bureau pour indiquer à sa fille qu’il ne faut pas le déranger. La difficulté à concilier vies professionnelle et personnelle était déjà soulignée dans le cas du télétravail classique mais la situation de confinement l’a décuplée.
Stress et fatigue
Autre spécificité du travail à la maison : l’activité est plus dense, plus intense, les journées plus longues. Sabrina l’a constaté : si cette responsable d’équipe s’est adaptée rapidement, elle s’est retrouvée à travailler jusqu’à 22 heures. « Il y avait toujours quelque chose à terminer », constate la jeune femme. « Certains consacrent l’équivalent de leur temps de trajet au travail, en plus de leur journée de travail habituelle ; d’autres ont du mal à s’arrêter », confirme Emilie Vayre. Près de la moitié des personnes interrogées par l’Anact ont ainsi déclaré avoir l’impression de travailler plus que d’habitude, même si 36 % ont eu le sentiment inverse. « Il y a une distinction entre les plus aguerris au télétravail, qui sont notamment des managers et des salariés du secteur privé, et les autres, principalement des agents du service public ou des salariés d’entreprises de moins de 250 salariés et qui ne sont pas managers », analyse Ségolène Journoud, responsable du département Elaboration des solutions de transfert de l’Anact. Les seconds ont eu davantage l’impression d’être moins efficaces, selon l’Anact. Quant aux habitués du télétravail, ils semblent avoir été plus stressés, selon une autre étude – « Le télétravail : un travail d’avenir ? » – coordonnée par la chaire Management et santé au travail de l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Grenoble. Enfin, pour moitié, les personnes questionnées par l’Anact se sont dites plus fatiguées qu’à l’accoutumée, surtout les femmes et les managers.
Gare à la « surcharge mentale »
Ces derniers se seraient-ils retrouvés en première ligne ? Selon la consultation de l’Anact, une très grande majorité des télétravailleurs déclare avoir bénéficié rapidement pendant la crise de réunions d’équipe régulières à distance et d’échanges avec la hiérarchie. A tel point que, « par rapport à d’autres enquêtes, celle-ci sort du lot au sens où beaucoup ont eu le sentiment qu’il y a eu une adaptation de leur activité à la situation et une mobilisation des entreprises et des managers », estime Ségolène Journoud. Pas tous apparemment : 45 % des télétravailleurs interrogés par l’Ugict-CGT notent un manque d’échanges et d’informations avec les collègues et 27 % avec la hiérarchie. Pour d’autres, le management s’est bien mobilisé, mais pas en soutien. « J’ai eu l’impression de redevenir une exécutante, déplore Valentine, la comptable. Au bureau, je suis autonome sur mes dossiers mais, à distance, mon chef a voulu tout contrôler. Il appelait directement mes clients ! »
L’adaptation du management au travail à distance est cruciale, insistent les experts interrogés. La mise en place de nouveaux outils, comme Zoom, Slack ou Teams, ne suffit pas. Sabrina, Valentine et Julien l’ont constaté : les visioconférences se sont enchaînées au point de remplir les journées, tandis que les boîtes mail débordaient, chacun mettant tout le monde en copie. La psychologue du travail Emilie Vayre met d’ailleurs en garde contre la « surcharge mentale » de travail et la « fatigue cognitive » liée à la multiplication des réunions virtuelles, qui mobilisent « plus de ressources pour se concentrer, bien entendre, bien s’exprimer et se faire comprendre ».
Une question de management
Le télétravail nécessite surtout un management « beaucoup plus autonomisant », prévient Jean-Christophe Berthod, directeur associé chez Secafi. « Le management Excel, qui est un peu le modèle actuel, fondé sur le contrôle et le reporting, ne marche pas en télétravail. Sinon, les uns passent leur temps à rendre des comptes, les autres à les vérifier », précise-t-il. L’écueil consiste à vouloir travailler à distance comme au bureau. « Le télétravail s’apprend, souligne Jean-Christophe Berthod. Il ne suffit pas de s’asseoir chez soi devant son ordinateur pour télétravailler. » Cette activité nécessite d’avoir en amont procédé à une « analyse fine des tâches » composant les métiers, pour identifier celles réalisables à distance, « en complémentarité » avec celles accomplies au bureau.
« Il est important de faire de l’organisation du travail un objet explicite de discussion pour éviter que le télétravail ne conduise à des situations de débordement, encourage pour sa part Flore Barcellini, professeure d’ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Quel est le temps laissé à la coordination supplémentaire impliquée par le télétravail ? Si l’entreprise continue à faire des demandes de reporting incessantes, en omettant que la charge de travail est accrue par la gestion de la situation de télétravail, on aura beau recommander au salarié de se fixer des horaires et d’essayer de faire des pauses, le travail débordera. »
« Il est essentiel de fragmenter les activités »
entretien avec Christophe Thuillier, PDG d’Agesys
Elsa Fayner
Pourquoi avoir mis en place le travail à distance ?
Christophe Thuillier
: Certains salariés souhaitaient avoir cette liberté de pouvoir partir quinze jours dans le Sud tout en travaillant. Ou de venir au siège tous les jours. Au début, il y a eu assez peu d’engouement. Beaucoup craignaient de s’exclure tous seuls. Pendant un an et demi, avec un groupe de collaborateurs, nous avons interrogé nos salariés, nos managers, l’Anact [agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail, NDLR]. Et revu notre management, nos outils et notre organisation.
Aujourd’hui, la moitié de nos collaborateurs travaillent à distance, entre un jour par mois et quatre jours par semaine. Les techniciens qui interviennent sur le terrain ne le peuvent pas. Nous avons développé pour eux des outils, comme les lunettes à réalité augmentée, qui permettent de faire des réglages – déplacer un clavier, brancher une prise – à distance chez le client. Cela nous a bien servi pendant le confinement.
Qu’avez-vous revu dans votre organisation ?
C. T. : Il est essentiel de fragmenter les activités. Pour chaque nouveau projet, nous formons une nouvelle équipe, une cellule autonome, qui doit répondre à trois obligations : communiquer régulièrement, recourir à ceux qui possèdent la connaissance sur le sujet traité – coach, prestataire, formateur, etc. – et capitaliser les connaissances sur une plateforme.
Cette fragmentation permet de gérer l’activité non pas de manière individuelle mais par flux d’activité. Chacun se connecte au flux de sa cellule quand il souhaite avancer. Avec cette organisation, on évite la surcharge de travail et le stress : plus besoin de se connecter tout le temps par crainte de voir son travail s’accumuler.
Une cellule de régulation permet d’avoir un regard global dans l’entreprise : le comité de direction, auquel participent des collaborateurs chaque mois. Sinon, tous les lundis, nous nous retrouvons au siège. S’il y a besoin de venir une deuxième fois, c’est le jeudi. Le reste du temps, chacun indique sur le planning quand il compte passer.
En quoi le management a-t-il changé ?
C. T. : Nous avons des managers opérationnels, qui s’occupent du quotidien. Ce sont des capitaines d’équipe, pour chaque flux d’activité. Et nous avons sept managers relationnels, comme des coachs : chaque collaborateur en choisit un pour l’année. L’un des points clés pour les managers opérationnels est d’apprendre à lâcher prise. Dans un premier temps, il y a un vrai travail à faire. Dans un second, ils sont moins sollicités. En 2009, je travaillais soixante heures par semaine. Aujourd’hui, je suis à mi-temps sur la partie opérationnelle de mon entreprise. J’ai moins de pouvoir, je ne suis pas au courant de tout, mais je retrouve du souffle pour ma famille et mes passions.