Outre ses dramatiques conséquences sur le plan social et économique, l’épidémie de Covid-19 affecte également le monde du travail, l’entreprise et les relations professionnelles qui s’y nouent. Ce qui frappe sur le plan juridique, c’est la teneur de certaines mesures prises pour faire face à la crise : elles s’inscrivent dans une continuité, celle de la déconstruction du droit du travail, engagée bien avant les événements que nous traversons. Voilà qui pose question : le droit du travail, une nouvelle fois amendé, a-t-il vocation à n’être qu’une variable d’ajustement, quelles que soient les circonstances ?
Depuis 2015, différentes réformes ont ainsi conduit à la disparition du CHSCT, au recul du principe de faveur
, à l’augmentation des possibilités de négocier au niveau de l’entreprise sans la présence d’un syndicat, à la suppression des avantages individuels acquis ou encore à la réduction drastique du délai de recours accordé à un salarié pour contester la rupture de son contrat de travail.
S’agissant des conditions de travail, dont on connaît les interactions fortes avec la santé des personnes, le Code du travail permettait déjà le report à trois ans du paiement d’heures supplémentaires, l’extension des dérogations au travail dominical et de nuit (avec la mise en place du travail en soirée), la limitation des droits du compte de prévention de la pénibilité, la restriction des garanties de reclassement du salarié déclaré inapte (ou licencié pour un motif économique) et, bien évidemment, le plafonnement de l’indemnisation du salarié injustement licencié.
Au regard de ces évolutions nombreuses et quasi régulières, l’argument d’une nécessaire adaptation du droit du travail pour faire face à la crise sanitaire et économique ne semble par conséquent pas pertinent : il s’agit d’un chemin déjà largement emprunté, hors de la situation exceptionnelle actuelle. Pour autant, ces dernières semaines, de nombreux droits, garanties et protections individuels et collectifs des travailleurs ont été rognés – certes avec des limitations dans le temps (jusqu’en décembre 2020) et pour quelques secteurs d’activité seulement.
Les mesures de protection collectives sont prioritaires
Concernant les réglementations en santé et travail, des dispositions techniques, de simples préconisations, des guides de bonnes pratiques, des protocoles, des « fiches conseils métiers » et autres validations administratives ou ministérielles se sont succédé pour produire des normes en santé au travail, applicables directement, comme s’il s’agissait de tout réinventer. La seule actualisation du document unique d’évaluation des risques pour aménager la politique de prévention des entreprises pendant l’épidémie de Covid-19 pourrait d’ailleurs se révéler insuffisante, à l’aune de l’obligation patronale de sécurité. En effet, cela s’est bien souvent résumé à organiser le maintien ou la reprise d’activité d’un point de vue technique, sans grande considération des contraintes organisationnelles, des retombées en termes de charge de travail ou de la pression mentale subie par des salariés parfois fortement perturbés sur le plan familial, matériel et émotionnel. Les premières décisions rendues par les tribunaux judiciaires en attestent d’ailleurs incontestablement
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Dès lors, le Code du travail peut encore montrer toute son utilité, s’agissant de l’organisation sécurisée du travail. Outre l’information sur les risques, la loi prévoit toujours que l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité, protéger la santé mentale et physique des travailleurs et mettre en oeuvre les principes généraux de prévention. La législation les énumère très clairement : « éviter les risques », « évaluer » ceux qui ne peuvent pas être empêchés, « combattre les risques à la source » et, surtout, « adapter le travail à l’homme » (et non l’inverse). En outre, l’article L. 4121-2 du Code du travail précise que les mesures de protection collective doivent être prioritaires par rapport aux dispositifs de protection individuelle. De fait, il y a souvent peu de mise en débat et de réflexion renouvelée sur les organisations du travail, qui sont pourtant centrales en cette période de crise concernant la santé, lorsque l’accent est mis sur les équipements de protection individuelle ou sur les gestes barrières, aussi utiles et nécessaires qu’ils soient.
L’esprit du droit de retrait écorné
Par ailleurs, depuis les lois Auroux de 1982 et la directive européenne de juin 1989, tout travailleur est acteur de sa santé en entreprise. En vertu du principe de participation équilibrée, l’intéressé n’est pas un simple bénéficiaire inactif, spectateur des mesures prises (ou pas) par l’employeur pour préserver la santé au travail. Par conséquent, sous-entendre que l’exercice du droit de retrait par un ou des travailleurs devrait être subordonné à une action préalable auprès de l’employeur (en dehors de l’alerte) ou à l’absence de mesures protectrices revient à retourner la philosophie et l’esprit du dispositif. C’est pourtant ce qu’ont avancé certains commentateurs plus ou moins avertis. De son côté, la ministre du Travail a elle-même présenté le droit de retrait comme une éventualité, une hypothèse ou une simple possibilité laissée à l’appréciation de l’employeur. Et ce afin d’en limiter la portée.
Il n’en est rien. Le droit de retrait est bien une prérogative qui bénéficie à chaque salarié. C’est la seule croyance d’un danger grave et imminent par ce dernier qui est susceptible de déclencher l’exercice de ce droit. Une telle prérogative est d’abord liée à l’autonomie du travailleur, à son libre arbitre et à sa capacité de jugement, dès lors que le motif grave et imminent existe. Rien n’empêche ensuite que, en cas de désaccord, dans une logique de dialogue social, l’employeur et le salarié discutent sur les conditions de travail. Mais, ce qui est déterminant en amont, c’est bien le motif raisonnable de penser du salarié : le droit de retrait est d’abord fondé sur l’appréciation subjective et individuelle du travailleur, protagoniste à part entière de la mise en oeuvre des règles de santé et de sécurité. En basant d’ailleurs cet attribut sur l’article L. 1121-1 du Code du travail qui protège les droits et libertés dans l’entreprise, la Cour de cassation l’assimile bien à un droit de la personne humaine. C’est pourquoi aussi le licenciement résultant de l’exercice légitime de ce droit est nul.
Enfin, en matière de temps de travail, des verrous sautent : l’employeur peut imposer la prise de congés payés – jusqu’à six jours, quand il existe un accord collectif d’entreprise ou de branche – ou de jours de repos – jusqu’à dix jours de RTT, de compte épargne temps ou en cas de forfait jours – moyennant un délai de prévenance d’un jour franc. Sans évoquer les CDD, les dérogations sont également étendues en matière de travail dominical, de repos hebdomadaire ou quotidien, et de durées maximales – jusqu’à 12 heures par jour et 60 heures par semaine.
La durée du travail, un enjeu de santé
S’il s’agit de permettre aux entreprises de disposer de davantage de souplesse afin de relancer leurs activités et/ou de rattraper le temps perdu en période de confinement, il convient de garder à l’esprit que l’encadrement du temps du travail se justifie au regard d’un impératif de préservation de la santé des personnes. C’est ainsi qu’a été historiquement conçu le droit de la durée du travail. Ce n’est pas un hasard si les premières lois sociales en France ou les premières conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sont d’abord des textes contingentant la durée du travail. A cet égard, la directive communautaire du 4 novembre 2003 fixe la limite maximale hebdomadaire à… 48 heures ! Dans la période actuelle, une politique de réduction du temps de travail n’aurait- elle d’ailleurs pas davantage de sens au regard de la nécessaire protection de la santé des travailleurs et de la dégradation prolongée du marché de l’emploi ?