Ce 26 mars 2024, les actionnaires de Randstad, l’un des leaders mondiaux du travail temporaire, sont réunis à Amsterdam pour leur assemblée générale annuelle. Des élus d’un CSE de Randstad France sont présents. Depuis la salle, Fabien Guillot s’adresse ainsi au conseil d’administration. « Trop de nos intérimaires français sont victimes d'accidents du travail. (...) Comment Randstad va-t-il remplir ses obligations en matière de risques professionnels ? », interroge-t-il. Fabien Guillot connaît bien le problème. Lui-même intérimaire, il travaille dans le BTP depuis 30 ans, dont 25 ans pour Randstad en France, et siège à la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) de son CSE Sud-Est. Un peu plus tard, Jean-Christophe Berthod, un expert du cabinet Secafi mandaté par cette instance, relaie à son tour les inquiétudes : « Le taux d'accident du travail est préoccupant et représente un coût social et économique énorme. Malgré les appels répétés du comité à adopter des mesures plus fortes, les décisions se font toujours attendre. »
Investisseurs interpellés sur les risques professionnels
Pour pénétrer dans le saint des saints de leur employeur, les membres du CSE Sud-Est de Randstad, l’une des instances de représentation du personnel du groupe néerlandais en France, ont acheté trois actions. D’une cinquantaine d’euros chacune, elles sont autant de sésames pour faire entendre la voix des salariés là où, d’ordinaire, dirigeants et investisseurs s’enquièrent surtout de la santé financière de l’entreprise. Ces derniers mois, les élus des régions Auvergne-Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d’Azur ont décidé d'interpeller directement les plus hauts décisionnaires de Randstad sur les risques encourus par les salariés. « En France, nous sommes face à une hiérarchie qui, pour ne pas faire de vagues, ne relaie pas nos problèmes », justifie Fabien Guillot.
Du PDG de Randstad, Sander van't Noordende, la petite équipe n’a obtenu qu’une réponse formatée d’une dizaine de secondes. « Nous disposons de tous les processus et procédures nécessaires. La conformité est excellente, y compris par rapport à nos concurrents, a-t-il assuré. Pouvons-nous faire davantage pour améliorer la situation ? Oui, et nous en faisons davantage pour l'améliorer. » Les élus du CSE n’en jugent pas moins leur initiative fructueuse. « Nous avons pu distribuer un tract que toute la direction a lu et avons eu la chance de tomber sur un actionnaire intéressé », salue Fabien Guillot.
Ce dernier, un investisseur en costume sombre, a répercuté les interrogations des salariés français en prenant la parole face au conseil d’administration. « Vous arrive-t-il d'envoyer des personnes dans des lieux où l’on ne travaille pas en sécurité ? » a-t-il lancé à l’adresse du « board », expliquant avoir été alerté sur le niveau d'accidentologie élevé auquel s’exposeraient les intérimaires en France. « Ceci concerne des vies humaines et implique de savoir dans quelle mesure les personnes que vous employez en sous-traitance pour vos clients effectuent leur travail en toute sécurité. (En tant qu’actionnaires), nous espérons gagner de l'argent et obtenir plus de dividendes (...) mais nous devons le faire de la bonne manière. » À en croire Peggy Angard, secrétaire du CSE Sud-Est, l’opération a permis d'établir « un rapport de force plus satisfaisant qu'avant ». « L'AG a duré plus longtemps que prévu, souligne-t-elle. On a pu parler avec la DRH et le PDG monde, à qui l’on peut aujourd'hui écrire directement des mails. »
Taux alarmant d’accidents du travail
Pour le CSE, l’initiative fait partie d'une réflexion plus large : où et comment défendre la santé et la sécurité au travail quand les espaces dédiés à ces questions se font de plus en plus rares ? Depuis 2020 et l'application des ordonnances Macron, les élus sont privés de CHSCT, un manque cruel dans un secteur d'activité particulièrement exposé aux risques : en 2021, dernière année disponible, la sécurité sociale a recensé 55 décès et 2 723 incapacités permanentes dans le travail temporaire.
Outre 400 permanents, Randstad Sud-Est emploie 10 à 12 000 intérimaires disséminés chez ses clients. Or, entre 2015 et 2019, le taux de fréquence des accidents du travail y dépassait de 8 à 16 points celui du secteur. Un « constat alarmant » qui révèle, d’après les élus, « des carences dans les politiques de prévention lors de la délégation des intérimaires », car en matière de santé-sécurité des personnels, l’entreprise de travail temporaire et son client se partagent les responsabilités. Jointe par Santé & Travail, la direction de la communication de Randstad ne confirme ni n’infirme ces chiffres, pas plus qu’elle ne les commente, préférant mettre en avant des taux d’accidents du travail qui seraient inférieurs à ceux de la branche en 2022 et 2023. « Nos collaborateurs permanents, dans notre réseau d'agences comme dans les fonctions support, sont mobilisés au quotidien au service de la sécurité de nos talents et de la prévention des accidents, fait-elle savoir. L’engagement et les efforts constants de nos équipes portent leurs fruits. »
Condamnation pour manquement à ses obligations
Chez Randstad Sud-Est, la santé et la sécurité au travail font l’objet de deux accords d’entreprise signés en 2002 et 2017. Entre 2021 et 2022, les représentants du personnel ont demandé à de nombreuses reprises à la direction de leur communiquer des informations sur la mise en œuvre de sa « roue de la prévention », présentée par le groupe comme le socle de sa politique en la matière. Mais les données transmises par l’employeur ne les ont pas rassurés, tant aucun des objectifs ne semblait remplis. « Nous avons démontré à la direction que l’on n’arrivait pas à mesurer l’efficacité de l’accompagnement des clients les plus accidentogènes, illustre Guy Perrot, secrétaire de la CSSCT. Nous avons formulé 130 préconisations, mais très peu ont été retenues, et malgré 35 réunions, nous n'avons pas trouvé de compromis sur des mesures immédiates. »
À l’unanimité, le CSE décide alors, en 2022, de saisir le tribunal judiciaire de Bobigny pour obtenir de l’employeur le respect de ses obligations et engagements, aux côtés de la Fédération CFDT des Services. Le 14 septembre 2023, le juge leur donne raison. Randstad est condamné à établir un plan d’amélioration en matière de santé et de sécurité des intérimaires. Ce dernier doit mentionner des actions, des indicateurs de suivi chiffrés, et y associer des moyens humains comme financiers. Le groupe doit aussi informer et consulter le CSE sur le suivi des clients accidentogènes et mettre à jour son document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP). Randstad a fait appel de la décision, mais le CSE se félicite de cette nouvelle arme à son actif, « en aval de la signature des accords », pour pousser l’entreprise à concrétiser ses promesses.
Des moyens octroyés à la CSSCT
Quatre ans après la disparition du CHSCT, les élus du personnel de Randstad ont retrouvé des moyens d’agir. « On ne dit pas que c’est mieux qu’avant, mais on fait ce qu’on peut », juge Guy Perrot. Leur inventivité doit beaucoup à la bonne entente entre le secrétaire de la CSSCT et son homologue du CSE. « La question du binôme est très importante, poursuit Guy Perrot. Je ne décide pas de l’ordre du jour de la CSSCT sans en parler à Peggy (Angard) et elle ne prépare pas celui du CSE sans ouvrir une fenêtre pour la CSSCT. » Pour permettre à cette dernière de fonctionner correctement, le CSE lui octroie des fonds pour rémunérer experts et avocats. « Avoir accès au budget du CSE a décuplé nos moyens d’action, souligne Guy Perrot. Le recours plus régulier à des experts permet de gagner des compétences et de rétablir un rapport de force face à l’employeur, ce qui n’était pas le cas dans la mandature précédente. »
Les difficultés générées par la suppression du CHSCT ne s’en posent pas moins, chez Randstad comme ailleurs. Le CSE ne dispose plus d’une instance juridique dédié à la santé-sécurité, avec un droit de recours. « Nous n’avons que quatre réunions ordinaires par an, qui s’étirent en longueur, pour porter ces questions et mettre tous les élus du CSE au niveau », regrette Guy Perrot. Les élus cherchent par exemple encore comment s’attaquer au chantier des risques psychosociaux. « On en parle à chaque réunion mais, même en démontrant le problème par une expertise ou le très fort taux de turn-over, on n’a pas de levier juridique pour pousser l’entreprise à prendre ses responsabilités. »
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