Si les sujets de santé, de sécurité et de conditions de travail apparaissent toujours prioritaires pour les directions d’entreprise comme pour les salariés et leurs représentants
, de nombreuses études font le constat d’une dégradation de leur prise en compte et des moyens d’agir du comité social et économique (CSE) depuis l’entrée en vigueur des ordonnances travail de 2017. Les représentants du personnel observent notamment une perte de contact avec les salariés et leur quotidien de travail, par manque de temps et de moyens, ainsi qu’une technicité accrue des dossiers à traiter. Dans le même temps, ils accusent un déficit d’expertise dans leurs rangs, par exemple en matière de santé physique et mentale au travail, car ils disposent de moins de marges de manœuvre pour se spécialiser sur ces sujets.
Dans ce contexte, le recours, tel que prévu par le Code du travail
, à un expert externe, spécialiste en matière de santé au travail, apparaît nécessaire. Par son intervention, ce dernier favorise les échanges entre l’employeur et les élus au sujet des conditions de travail, et « réduit l’asymétrie des connaissances au sein du CSE »
.
L’analyse du travail réel
Son apport prend la forme d’un diagnostic et de préconisations sur une situation donnée, permettant ainsi de définir des modalités d’action pour prévenir certains risques et améliorer les conditions de travail. Il permet en outre aux représentants du personnel de développer leurs connaissances sur ces thématiques et parfois aussi leurs compétences en matière de dialogue social.
Dans certaines situations d’intervention, notamment les expertises « risque grave », quand les conditions de travail sont déjà particulièrement détériorées, l’expert permet de rendre visible le lien, parfois dénié, entre les conditions de travail et la construction - ou au contraire la dégradation - de la santé physique et mentale des salariés.
C’est que le travail de l’expert porte souvent sur des problématiques complexes, dont l’examen ne peut se réduire au traitement de bases de données, de documents relatifs à la prescription du travail (fiche de poste, procédure, etc.) ou de textes de loi. La porte d’entrée est nécessairement l’analyse du travail réel
, dont l’expert s’empare par des observations de situations de travail, par des entretiens, par l’analyse de données chiffrées et de documents constituant autant de traces du travail réel réalisé.
C’est justement à ce travail réel que les représentants du personnel n’arrivent plus à avoir accès, faute de temps, et, parfois, d’un manque de compétences en la matière. Pourtant, cet accès au travail du quotidien des salariés est essentiel dans une logique de prévention des risques professionnels, car il évite des pilotages d’activité, des organisations et des conceptions du travail hors-sol qui, sur le papier, peuvent sembler « sensés » et adéquats mais qui, dans la vie réelle, s’avèrent délétères du point de vue des conditions de travail et de la santé physique et mentale.
Des conditions d’expertise durcies
Or, les conditions de réalisation des expertises SSCT se sont elles-mêmes durcies depuis les ordonnances Macron : délais de réalisation plus contraints et cadencés dans le temps, modalités de financement revues, avec notamment une participation financière du CSE à hauteur de 20 % sur certains types d’expertise. Parfois même, les accords de fonctionnement de certains CSE limitent les possibilités de recourir à un expert ou réduisent les conditions d’intervention de ce dernier.
De plus, l’arrêté d’août 2020 relatif aux modalités d'exercice de l'expert habilité auprès du comité social et économique a imposé aux experts une sorte de pilotage normatif de leurs missions via la mise en place d’un système de management de la qualité contrôlé par un organisme certificateur. Ce nouveau cadre tend à rationaliser leurs interventions, là où chaque mission, au regard du contexte de l’entreprise dans laquelle ils interviennent, est singulière.
Enfin, les directions d’entreprise continuent souvent à considérer l’expertise comme une contrainte, voire une offensive des représentants du personnel, face à leurs choix d’organisation, leurs modes de fonctionnement ou leur culture managériale. De ce fait, elles ne se placent pas dans une visée constructive vis-à-vis de l’intervention de l’expert. Et si certaines peuvent voir d’un mauvais œil l’accès de ce dernier aux salariés, d’autres vont jusqu’à contester, auprès du tribunal judiciaire, le bien-fondé d’une expertise ou son programme de travail.
Asymétrie de moyens
Ces obstacles à la mise en place des expertises sur les conditions de travail creusent encore plus l’asymétrie des forces en présence, entre représentants de l’employeur et représentants du personnel. Et cette situation n’est pas sans conséquences sur les contours du dialogue social dans l’entreprise et sur la manière dont cette dernière conçoit les liens entre travail et santé. On le voit, certaines directions opèrent une quasi-déconnexion entre le travail et la santé en conduisant les salariés à « prendre sur eux », à « faire avec », à « être la variable d’ajustement » des dysfonctionnements organisationnels. Une vision d’autant plus difficile à contrecarrer pour les élus qu’ils ne disposent pas d’une analyse fine des conditions d’exercice des salariés qu’ils représentent.
Ainsi, à l’heure où des réflexions sont en cours sur un possible relèvement des seuils de mise en place d’un CSE, c’est le risque d’un éloignement encore plus important des représentants du personnel avec les salariés et leur quotidien de travail qui se profile. Avec, comme conséquence, une approche des problématiques de santé au travail encore plus abstraite, et diluée parmi tous les autres sujets que le CSE doit traiter.
Il nous paraît ainsi plutôt urgent, aujourd’hui, de reconsidérer les moyens alloués au CSE en matière de conditions de travail et de prévention des risques. Et cela concerne aussi le périmètre de l’expertise sur les conditions de travail.
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