© Virginie Humbrecht

Rendez-nous un CHSCT

par Sabine Dreyfus Rédactrice en chef / 25 septembre 2024

En cette fin d’été post-olympique, la santé et la sécurité au travail vont-elles parvenir à se hisser de nouveau sur le podium ?
Certes, elles n’ont jamais fait vraiment fait la course en tête parmi les préoccupations des entreprises et des pouvoirs publics, mais, elles avaient, bon an mal an, réussi à rester sur le terrain, portées par le CHSCT et son rôle de contre-pouvoir face à des organisations managériales agressives ou des conditions de travail dangereuses. 
En fusionnant au sein d’un comité social et économique (CSE) unique les trois instances représentatives du personnel (IRP), les ordonnances Macron de 2017, sous couvert de simplifier le dialogue social, ont fait de la santé et de la sécurité « les grandes perdantes » de cette réforme, selon les termes de nombre d’observateurs.
Avec la disparition du CHSCT, les représentants du personnel n’ont pas seulement perdu les heures de délégation qu’ils pouvaient exclusivement consacrer à la défense des conditions de travail. Ils ont aussi vu se concentrer sur un petit nombre d’entre eux une masse de sujets tous plus importants les uns que les autres, de la situation économique de leur entreprise à la politique de rémunération en passant par la formation ou les activités sociales et culturelles, amoindrissant mécaniquement leur capacité à veiller au respect de l’obligation de sécurité de l’employeur, voire les coupant littéralement de leur proximité avec le terrain du travail.  
Ce mouvement emblématique de la dégradation des relations sociales organisée au nom de la rationalisation suscite le découragement militant et porte en lui les germes d’une crise durable de la représentation des salariés. Pourtant, à l’heure où le « faire plus avec moins » tend à devenir la norme, où les mauvaises conditions de travail sont responsables de deux décès accidentels par jour, il est urgent que les sujets de santé et de sécurité retrouvent une place de choix dans le dialogue social au cœur des entreprises.
Réclamé par la plupart des organisations syndicales, et inscrit au programme du Nouveau Front populaire, le rétablissement d’une instance dédiée à la santé au travail n’apparaissait pas totalement incongru après les élections du 7 juillet. Mais depuis le 5 septembre et la nomination du nouveau Premier ministre, il est peu probable que l’exécutif soit enclin à ranimer la flamme.

 

© Virginie Humbrecht
© Virginie Humbrecht

Le CHSCT, né sous une bonne étoile

par Matthieu Tracol professeur agrégé d’histoire, docteur en histoire contemporaine / 17 septembre 2024

Contrairement aux trois autres « lois Auroux », celle créant le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail a été votée de manière relativement consensuelle en 1982. Il faut dire qu’elle était plutôt modérée par rapport au programme de la gauche. Troisième article de notre dossier  « Rendez-nous un CHSCT ! »

Les comités d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT) ont été créés par la loi du 23 décembre 1982. Ils résultent de la fusion du comité d’hygiène et de sécurité (CHS), créé en 1947, et de la commission d’amélioration des conditions de travail (CACT), créée en 1973, au sein des comités d’entreprise (CE) dans les entreprises de plus de 300 salariés. C’est la dernière mesure importante des quatre lois Auroux1 , du nom du ministre du Travail du gouvernement Mauroy. L’objectif fondamental de ce dernier était de permettre une étape supplémentaire de démocratisation de l’économie. La création du CHSCT n’est pas cependant l’innovation issue des lois Auroux qui a fait alors couler le plus d’encre. Elle a même été adoptée dans une relative discrétion. Elle est pourtant le débouché d’une décennie de débats politiques et sociaux. 
Il faut remonter dix ans avant cela pour saisir les racines de cette loi. Le choc de Mai 68 provoque en effet une flambée de revendications sociales, alors que l’effervescence législative du Front populaire et de la Libération avaient été suivies par deux décennies d’éclipse relative des enjeux liés à la démocratie sociale.  

Des conflits sur la santé et la sécurité 

Dans le domaine de la santé au travail, les comités d’hygiène et de sécurité (CHS) n’avaient qu’imparfaitement rempli les promesses d’origine. Comme l’a montré l’historienne Laure Pitti, ces enjeux reviennent en force au tournant des années 1960 et 1970. Des conflits sociaux majeurs éclatent à propos de questions de santé et de sécurité. C’est le cas de celui qui secoue en 1971 les usines françaises du groupe Peñarroya, où l’on retraite le plomb dans des conditions d’hygiène très précaires. Les ouvriers, pour la plupart d’origine immigrée, revendiquent un « droit à la santé » et stigmatisent l’inféodation du CHS à la direction.
Cette ébullition sociale conduit à des réformes non négligeables. Deux ans plus tard, la CACT et l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) sont créées. 

Rompre avec la culture du conflit social  

Dans ce contexte de progrès social relatif, où cependant beaucoup reste à faire, les partis de gauche, alors dans l’opposition, cherchent à aller plus loin. À la fin des années 1970, PS et PCF proposent tous deux d’octroyer au CHS le droit de « faire interrompre le fonctionnement de tout système ou outil de production dangereux pour les travailleurs ». Les confédérations CGT et CFDT partagent ces revendications, inspirées par une série de lois scandinaves adoptées au milieu de la décennie, et qui toutes donnent aux représentants des travailleurs la possibilité de faire cesser le travail en cas de danger. Le candidat François Mitterrand reprend l’idée et en fait la 61de ses « 110 propositions ».
Tout cela correspond fondamentalement à une conception marxisante de l’entreprise qui en fait le terrain premier de la lutte des classes. Pour les socialistes, il s’agit de rééquilibrer le rapport de force entre les patrons et les travailleurs, en donnant aux institutions représentatives du personnel des outils juridiques qui leur octroient un réel contre-pouvoir. La question de la fusion du CHS et de la CACT n’est en revanche pas du tout à l’ordre du jour. 

© Virginie Humbrecht
© Virginie Humbrecht 

Après 1981, les projets du gouvernement Mauroy s’avèrent cependant très vite fort différents de ces projets d’avant l’alternance. Il faut dire que Martine Aubry, qui est chargée au sein du cabinet de Jean Auroux de rédiger un rapport sur les nouveaux droits des travailleurs, ne s’embarrasse pas d’être fidèle aux programmes socialistes antérieurs. Il lui paraît plus pertinent de piocher dans les revendications syndicales (au premier chef celles de la CFDT). Surtout, elle est influencée par les idées d’une nébuleuse de hauts-fonctionnaires progressistes gravitant autour de son père Jacques Delors et de son club « Échange et Projets ». Les membres de cette nébuleuse sont convaincus qu’il faut moderniser le pays en développant une culture de la négociation sociale permettant de rompre avec une culture du conflit social perçue comme archaïque.
Le rapport Auroux (qui est donc en fait un rapport Aubry !) est rendu public en septembre 1981. Il préfigure ce que doit être la future « citoyenneté dans l’entreprise » que le ministre appelle de ses vœux. Mais, à la grande stupéfaction des socialistes, les droits de veto envisagés auparavant par le PS sont qualifiés de « formules de blocage ». Le droit d’arrêter les machines dangereuses n’est même abordé que dans les annexes. Il est critiqué comme posant des problèmes délicats, parce qu’il brouille la question de la responsabilité juridique du chef d’entreprise en cas d’accident.
Son futur n’est plus que très hypothétique. Le rapport Auroux propose plutôt de fusionner le CHS et la CACT, car la différence des compétences et des interventions ne s’est pas suffisamment fait sentir depuis la création de cette dernière. La nouvelle instance bénéficiera de moyens et d’un statut, ce qui en fera une institution représentative à part entière. Cette proposition, bien plus modérée que celles des partis de gauche avant 1981, reflète l’esprit général des lois Auroux. Il y domine ainsi une perspective technocratique cherchant des voies de pacification sociale et de rationalisation du droit du travail, plutôt qu’un bouleversement des rapports de force internes aux entreprises. 

Le gouvernement désavoué… par le PS 

Début 1982, le rapport Auroux est transformé en quatre projets de loi distincts. Le dernier d’entre eux a pour objet de créer ce qui est désormais appelé comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Le droit d’arrêter les machines ne figure pas dans ses prérogatives. En avril 1982, Pierre Joxe, le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, insiste pour que la mesure soit réintroduite. C’est qu’il s’agit d’une promesse présidentielle formulée sans aucune forme d’ambiguïté ! Le bureau exécutif du PS se prononce aussi en ce sens, désavouant le gouvernement.
C’est un des rares moments où, dans le processus de rédaction des lois Auroux, les logiques politiques internes au PS refont surface, alors que la nouvelle législation avait été jusque-là l’affaire quasi exclusive d’étroits cénacles techno-ministériels. La crise politique est cependant évitée par le recours à une solution de compromis, restée dans l’histoire sous le nom de droit de retrait du salarié en cas de « danger grave et imminent ». Une telle formule ne tombe pas du ciel : elle correspond en effet à l’article 13 de la convention n°155 de l’Organisation Internationale du Travail, adoptée en juin 1981. Le ministère a pu opportunément y puiser son inspiration. 

Pas d’obstruction 

La loi créant les CHSCT est débattue au Parlement à l’automne 1982, alors que les débats enflammés liés aux autres lois Auroux sont déjà refroidis. L’opposition (RPR et UDF) dépose un peu plus de 200 amendements sur le texte, mais n’adopte pas cette fois-ci de tactique d’obstruction. Comme le reconnaît le député UDF Jean-Paul Fuchs, la fusion du CHS et de la CACT dans le CHSCT ne « pose aucun problème fondamental ». La nécessité d’améliorer plus efficacement les conditions de travail et la sécurité dans les entreprises réunit les orateurs. Seul, un ultralibéral comme Alain Madelin regrette la création d’une institution représentative supplémentaire, mais il est isolé.
Les débats portent donc surtout sur les critères de sa mise en place et sur les moyens concrets à lui accorder. Alors que la droite avait tempêté contre les autres lois Auroux, cette fois-ci le groupe RPR s’abstient, de même qu’une minorité du groupe UDF. Les navettes parlementaires avec le Sénat ne changent pas fondamentalement le texte qui est adopté définitivement dans un relatif consensus le 18 décembre 1982. Il peut désormais s’appliquer.
Sur le terrain, la nouvelle instance, perçue comme une simplification utile, est plutôt bien acceptée par le patronat comme par les syndicats.  Il n’en sera pas de même au fur et à mesure que l’instance gagnera en maturité et deviendra un véritable contre-pouvoir, s’attirant l’hostilité d’une partie du patronat, laquelle obtiendra sa disparition avec les ordonnances Travail, en 2017.

L'intégralité de notre dossier n°126 à télécharger
 

01-16 DOSSIER ST126.pdf

  • 1Les quatre lois Auroux, outre la dernière créant le CHSCT, avaient pour ambition d’introduire davantage de démocratie dans l’entreprise, avec le droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail (loi du 4 août 1982), le renforcement de la protection des représentants du personnel, l’information et la consultation obligatoire du comité d’entreprise, ainsi que la création d’un budget de fonctionnement pour le CE (loi du 28 octobre 1982), le renforcement de la négociation collective au sein de la branche et de l’entreprise (loi du 13 novembre 1982).
A LIRE AUSSI