© Nathanaël Mergui/FNMF

Prendre soin des aides à domicile

par Stéphane Vincent / janvier 2015

L'aide à domicile est un vrai métier, mais ce n'est pas reconnu. Au-delà des préjugés sexistes, car il s'agit de femmes, cela tient à la façon dont le secteur a été structuré : multiplicité d'employeurs et de statuts, conditions d'emploi dégradées, financement au plus juste et inadapté à la réalité des tâches... Sans oublier son intégration dans les services à la personne, effaçant ainsi les spécificités du métier. Or celui-ci est complexe. Les salariées doivent gérer au jour le jour l'évolution de l'état de santé de la personne aidée, l'intervention d'autres acteurs, les contraintes posées par le domicile comme lieu de travail... Le tout pour préserver l'autonomie de l'usager, en ne faisant pas à sa place mais en l'associant. Car il s'agit d'une relation d'aide, pas d'une prestation. Cette réalité n'est pas assez prise en compte. Ces femmes qui doivent prendre soin des autres sont malmenées dans leur travail, qu'elles tentent de préserver, parfois au prix de leur santé. Il est temps de reconnaître leur rôle et de créer les conditions pour qu'elles puissent aussi prendre soin d'elles. Des expériences montrent que c'est possible.

Des conditions d'emploi et de travail déstructurées

par Annie Dussuet sociologue à l'université de Nantes Emmanuelle Puissant économiste à l'université Pierre-Mendès-France de Grenoble / janvier 2015

Les politiques publiques mises en oeuvre dans le domaine de l'aide à domicile alimentent la précarité de l'emploi et l'intensification du travail subies par les salariées. Elles tendent aussi à limiter le champ du possible en matière de prévention.

Permettre aux publics dits "fragiles" de rester chez eux, dans les meilleures conditions possibles, c'est l'objectif des activités réalisées dans le cadre de l'aide à domicile. Ces activités constituent une externalisation du "travail domestique de santé", effectué ordinairement de manière gratuite et informelle par les femmes dans leur foyer. De ce fait, elles sont encore apparentées au registre de l'action domestique et peinent à être identifiées comme un vrai travail, caractérisé par la mise en oeuvre de compétences spécifiques d'ordre social et médico-social, et non simplement "naturellement féminines".

Si les premières associations d'aide à domicile ont été créées au cours des années 1940, d'abord pour aider les mères de famille, il a fallu attendre 1983 pour que soit signée une convention collective dans le domaine de l'aide aux personnes âgées. Le premier diplôme reconnu par cette branche d'activité - le certificat d'aptitude à la fonction d'aide à domicile ou Cafad - n'a vu le jour qu'en 1988. Et ce n'est qu'en 2002 que le diplôme d'Etat d'auxiliaire de vie sociale (DEAVS) a été créé, lorsque la loi du 2 janvier 2002 a inclus les activités d'aide à domicile dans le secteur social et médico-social.

Ces avancées, très lentes, ont néanmoins été remises en cause par la loi de programmation pour la cohésion sociale du 18 janvier 2005, dite "loi Borloo", qui constitue un recul considérable dans le processus de reconnaissance de ces activités sociales et médico-sociales. L'accent est en effet alors mis sur les services à la personne (voir "Repères" ci-contre). Les politiques publiques se focalisent sur la capacité d'absorption supposée des demandeuses d'emploi par ce champ d'activité. La vision qu'elles ont de ce gisement d'emplois repose sur le modèle d'un salariat isolé, émietté et forcément à temps partiel. Cela n'est pas sans conséquences sur la structuration du secteur, les conditions de travail des salariées et leur santé au travail.

Repères

"Aide à domicile" ou "services à la personne" ? Les activités d'aide à domicile présentent une cohérence historique, professionnelle et législative - elles visent toutes à favoriser le maintien à domicile des personnes âgées, handicapées ou des familles en difficulté. Mais elles sont désormais intégrées aux services à la personne, qui regroupent quant à eux des activités très hétéroclites relevant de logiques et de régulations différentes : entretien de la maison pour tous publics, jardinage ou bricolage, soutien scolaire, promenade d'animaux de compagnie, etc.

Un statut à géométrie variable

Ainsi, selon le type d'employeurs, le travail des aides à domicile est encadré par des conventions collectives différentes. Les salariées intervenant dans le cadre d'associations sont soumises à la convention collective nationale de la branche de l'aide, de l'accompagnement, des soins et des services à domicile. Il faut y ajouter la convention collective nationale des salariés du particulier employeur et celle des entreprises de services à la personne, pour les entreprises lucratives. Il n'est pas rare qu'une salariée intervienne au cours d'une même semaine, ou d'une même journée, chez différents usagers par le biais de plusieurs conventions collectives. C'est le cas parfois pour un même usager, qui peut être tantôt l'employeur direct, tantôt l'usager d'une structure prestataire.

Si 24 % des salariées travaillent uniquement sous le régime du particulier employeur, elles ne sont que 37 % à intervenir uniquement sous le régime prestataire, dont 70 % via une association non lucrative. Dans le premier cas, l'usager bénéficiaire de l'aide est censé assumer toutes les tâches administratives de l'employeur, la relation entre ce dernier et l'aide à domicile ne passant pas par une structure. Dans le second, le bénéficiaire de l'aide paie une prestation à une structure employeuse (publique ou privée, lucrative ou non lucrative), qui rémunère la salariée.

Bien entendu, des différences de droits découlent de cette multiplicité de régimes. Un exemple intéressant est celui de la prise en compte des accidents de trajet. Si un accident de la route a lieu entre deux interventions - il s'agit d'un risque professionnel fort dans ce métier où la mobilité est importante -, il est considéré comme un accident du travail pour les salariées régies par la convention collective des associations, qui reconnaît le temps de trajet comme du temps de travail. Mais ce n'est pas le cas pour celles travaillant pour un particulier employeur.

Le statut de l'employeur a aussi des répercussions sur les conditions de travail et le salaire des salariées. Les statistiques révèlent ainsi des différences de rémunération importantes. Ces rémunérations, déjà faibles du fait de salaires horaires bas, sont encore abaissées en raison d'un temps partiel très répandu, constituant la norme dans le secteur. Ainsi, si le salaire mensuel net moyen pour l'ensemble des aides à domicile est de 838 euros, il s'élève à 1 000 euros pour les salariées intervenant en mode prestataire, contre seulement 600 euros pour celles sous le régime du particulier employeur. Cet écart est à relier aux différences importantes en termes de temps de travail : si 70 % de l'ensemble des aides à domicile travaillent à temps partiel, cette part s'élève à 85 % pour les salariées du particulier employeur et à 62,5 % seulement pour les salariées prestataires.

La question de la faiblesse des rémunérations est percutante : 68 % des aides à domicile ont un salaire net mensuel inférieur à 1 016 euros, contre 16 % de l'ensemble des salariés. Pourtant, dans ce secteur perçu comme "féminin", reposant sur des activités de care, donc de "prendre soin", la question des conditions salariales est rarement abordée. Une raison de ce silence assourdissant est le préjugé encore fortement enraciné selon lequel il s'agirait d'un emploi et d'un salaire d'appoint pour les femmes concernées. Ainsi, il ne serait pas juste d'aborder la question de la faiblesse des temps de travail et des rémunérations de la même manière que pour les "vrais" emplois... Sans entrer dans le fond de ce débat, il est important de souligner que 14 % des aides à domicile sont à la tête d'une famille monoparentale, contre 8 % de l'ensemble des salariés. Un salaire d'appoint, donc ?

Les avantages du régime prestataire

Dans ce secteur fortement marqué par la précarité, plusieurs recherches montrent que le régime prestataire est la partie de l'emploi la moins dégradée, que ce soit en termes de temps de travail, de rémunération, de couverture sociale, d'accès à la formation et à la qualification, etc. De fait, les structures prestataires, si elles s'en donnent les moyens, sont les seules à pouvoir créer un espace collectif de travail dans un métier par nature éclaté sur des temps et des lieux différents, sans lieu de travail commun puisque l'activité se réalise exclusivement dans des domiciles privés. Cet espace collectif de travail peut être constitué de lieux de rencontres, de relations professionnelles, de temps de travail collectifs (formations, analyse de la pratique...), d'instances représentatives du personnel, d'emplois de coordination et d'encadrement intermédiaire, etc.

Or, depuis 2005, il y a une incitation forte au développement de l'emploi direct, avec notamment la création du chèque emploi service universel. On assiste ainsi à une fragilisation du système prestataire dans sa globalité, qu'il s'agisse des structures publiques ou privées, lucratives ou non lucratives.

Aujourd'hui coexistent deux modèles de services, correspondant à deux modèles d'emploi. D'une part, un modèle linéaire, entre la salariée et le particulier employeur, qui se caractérise par des interactions exclusives entre ces deux parties. D'autre part, un modèle triangulaire entre une salariée, un usager et un employeur prestataire. L'espace collectif de travail, évoqué plus haut, ne peut se développer qu'au coeur de ce triangle. Or le modèle linéaire exerce aujourd'hui une pression sur le modèle triangulaire : l'attention des pouvoirs publics tend à se focaliser sur ce qui se passe au seul domicile des particuliers. Il y a ainsi une tendance à ne plus financer ce qui se situe à l'intérieur du triangle : les temps collectifs, les postes de coordination, les formations, etc. Cela s'accompagne d'une vaste restructuration du secteur prestataire, avec des licenciements, des fermetures de structures.

Cette fragilisation des associations employeuses a bien entendu un impact direct sur les conditions de travail des salariées, et par là, sur les risques professionnels et leur santé. Si la question de la santé au travail n'a émergé que récemment dans le secteur, au cours des années 2000, une étude sur les prestataires associatifs montre que, là où les associations s'en sont saisies, des outils de prévention ont pu être introduits, comme l'installation de lits médicalisés ou de lève-malades. Le modèle triangulaire décrit ci-dessus a permis de lever les difficultés liées au cadre privé du travail.

En effet, la présence même de l'association employeuse comme tiers permet de rompre le face-à-face exclusif entre l'intervenante à domicile et la personne aidée. Une négociation du service avec les usagers peut alors être effectuée par le personnel d'encadrement pour définir le contenu et les limites du travail. L'activité invisible de care est, au moins partiellement, dévoilée et régulée par le quasi-collectif de travail institué à travers les temps de travail effectués hors du domicile. Des rencontres entre intervenantes permettent cette mise en débat du travail. Les tâches invisibles et les difficultés liées au manque de reconnaissance peuvent être exprimées entre pairs et des règles professionnelles élaborées et discutées. Ces temps hors intervention constituent ainsi des dispositifs essentiels de prévention des risques tant physiques que psychosociaux liés à l'invisibilité du travail, en dépassant les listes de bonnes pratiques, rarement applicables en situation de travail (voir article page 32).

Un problème de financement

Mais les restrictions budgétaires imposées au secteur par les financeurs des services d'aide à domicile, qu'il s'agisse des institutions de protection sociale ou des conseils généraux à travers l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), tendent actuellement à remettre en cause ces temps souvent considérés comme improductifs, limitant de ce fait la construction d'un espace collectif. Une définition restrictive du travail comme réduit au temps d'intervention tend à s'imposer, excluant tout le travail indirect effectué hors du domicile. Cela revient à ajuster le financement de l'activité des intervenantes à domicile sur la base d'un temps partiel, alors même qu'elles sont souvent occupées plus d'un temps plein du fait des temps de trajet, de coordination et de formation qui s'ajoutent à leurs temps d'intervention. Dans un contexte où le nombre et la fragilité des bénéficiaires continuent d'augmenter, cette limitation de l'aide financée par l'APA fragmente les temps d'intervention chez une même personne. Et cette fragmentation contribue à accroître l'intensification du travail et la dégradation des conditions dans lesquelles il est effectué (voir article page 26).

Ainsi, la remise en cause du système prestataire et de sa légitimité par les restrictions apportées à son financement a des répercussions négatives directes sur les conditions de travail et d'emploi des aides à domicile, qui fragilisent leur santé. Une dégradation de leur situation attestée par l'explosion des licenciements pour inaptitude dans le secteur ces dernières années.

En savoir plus
  • Aide à domicile et services à la personne. Les associations dans la tourmente, par Francisca Petrella (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2012.

  • Travaux de femmes. Enquêtes sur les services à domicile, par Annie Dussuet, L'Harmattan, 2005.

  • Les services à la personne, par François-Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, coll. Repères, La Découverte, 2009.

  • "Les services à la personne, un secteur sinistré", par Florence Jany-Catrice et Emmanuelle Puissant, Le Monde, 17 décembre 2012.

  • "Santé au travail et prévention des risques professionnels dans les associations d'aide à domicile", par Annie Dussuet, Revue de l'Ires n° 78, 2013.