Dans vos recherches, vous faites le constat d'une approche différenciée du travail au sein des aides à domicile. De quoi s'agit-il ?
Christelle Avril : J'ai suivi durant plusieurs mois les salariées d'une association d'une petite ville proche de Paris et observé deux conceptions différentes du travail. Les unes sont très fières de ce qu'elles font et veulent se spécialiser dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Elles acceptent d'accomplir des tâches qui relèvent du soin : changer les couches ou faire la toilette. Les autres montrent de l'indifférence, voire de la honte. Elles sont attachées à maintenir un lien social mais refusent de faire ces tâches de soin, qu'elles n'ont officiellement pas le droit d'exécuter et dont elles ne tirent aucune reconnaissance.
Qui sont-elles ?
C. A. : Celles qui veulent se spécialiser dans la dépendance sont des femmes très pauvres éloignées de leur famille ou en rupture, ou des migrantes, sans soutien local, qui n'ont pas réussi à faire valoir leur diplôme et se sont reconverties. Ces salariées "mobiles" souhaitent une reconnaissance de leur métier en tant que profession paramédicale. L'autre groupe est celui des "autochtones déclassées", d'anciennes employées, ouvrières, commerçantes qui ont connu un licenciement, une faillite, un divorce... et qui, pour des raisons souvent familiales, ne pouvaient quitter la ville. Elles ont en général l'aide de leurs proches et peuvent se permettre de ne pas tout accepter. Elles ne se reconnaissent pas dans ce métier et n'ont pas envie d'investir dans sa valorisation.
Comment se manifeste ce clivage ?
C. A. : Les aides à domicile se télescopent sur le terrain : l'une va accepter de coiffer la personne, de lui couper les ongles ou de laver ses draps dans la baignoire, et une autre refuser. Le conflit s'exprime lors des (rares) moments collectifs ou via les personnes âgées. Les accusations fusent : maltraitance d'un côté, ménage pas fait de l'autre. Et prennent une coloration raciste : "Les Noires et les Arabes n'en font pas lourd", "Elles acceptent tout"... L'absence d'une définition claire des missions et d'une politique de valorisation de l'activité ouvre la porte à ces tensions.
Mais il existe des situations où se crée une unité...
C. A. : J'ai été témoin d'une mobilisation collective contre la mise en place d'un pointage téléphonique. Ce système rompait l'économie des échanges avec la personne âgée, car il imposait de se jeter sur le téléphone dès l'arrivée chez elle, excluait tout imprévu ou organisation informelle. Cette rationalisation allait à l'encontre de la relation humaine et retirait de l'autonomie aux aides et personnes âgées. Elles se sont mobilisées ensemble et avec ces dernières.
Vous avez vous-même travaillé comme aide à domicile...
C. A. : Oui, pendant mes années d'études. J'y ai vu les contraintes du métier et compris que personne ne sait ce que fait une aide à domicile. C'est ce qui m'a donné l'idée de mon enquête. Toutes les femmes que j'ai suivies avaient envie qu'on parle de leur travail, qui est très dur. Même s'il y a aussi des gratifications, des relations de quasi-amitié qui s'établissent. En réfléchissant à mon propre exercice du métier, vécu sur un mode temporaire puisque j'étais étudiante, je me suis rendu compte que le rapport à l'avenir conditionnait celui au travail. Les "autochtones" n'y ont pas d'avenir, elles s'économisent. Les "mobiles", au contraire, espèrent avoir une carrière. Leur investissement est tout autre.