Qu'est-ce que le travail d'aide à domicile ? Pour les intervenantes, que veut dire travailler à maintenir chez eux des adultes atteints d'incapacités et qui, du fait de leur maladie ou de leur âge, ne sont plus en mesure d'accomplir seuls les gestes de la vie quotidienne ? Ces questions renvoient à une thématique - le travail - longtemps oubliée dans les débats sur l'aide à domicile et son devenir, alors même qu'elle est importante pour repenser tout un ensemble de problématiques concernant la formation professionnelle, les certifications, les métiers et leur reconnaissance, la pénibilité ou la santé au travail.
Il est donc essentiel de s'intéresser à quelques dimensions clés du travail d'aide à domicile. Et ce, d'autant plus que les transformations récentes apportées à ce dernier, en France comme dans d'autres pays, portent atteinte à ses fondements ainsi qu'aux conditions matérielles, déjà fragiles, de sa réalisation, avec pour effet une dégradation des conditions de travail des salariées, de l'offre d'aide à domicile, mais aussi des possibilités de maintien à domicile pour les usagers.
Le travail d'aide à domicile ne se laisse pas facilement approcher. Les situations de travail, les contenu et périmètre des tâches à accomplir peuvent en effet varier du fait de la grande pluralité d'employeurs possibles et des pratiques qu'ils promeuvent, mais aussi, et c'est une particularité de la structuration du secteur en France, en raison des différents modes d'exercice de l'activité - mandataire, prestataire ou mixte - qui peuvent coexister au sein d'une même structure et pour une même salariée (voir page 29).
La relation d'aide au coeur de l'activité
L'activité peut aussi évoluer d'un domicile à l'autre et dans le temps du fait de sa construction par différentes catégories d'acteurs (famille, voisinage, employeurs...) qui, ensemble, participent au maintien à domicile. De même, selon l'offre de soins et de personnels soignants sur un territoire, les négociations et/ou rapports établis avec ces derniers, mais aussi selon la trajectoire de santé des personnes aidées, les salariées de l'aide à domicile auront à accomplir, ou non, certaines tâches : toilette, suivi de la prise de médicaments...
Le travail des intervenantes à domicile n'est pas, pour autant, insaisissable. Parmi les dimensions transversales à relever figure le travail d'intermédiation réalisé au sein d'une configuration plurielle et mouvante d'acteurs pour chaque domicile. L'objectif du travail d'aide aux personnes fragilisées par l'âge, la maladie ou le handicap est de contribuer à préserver, le plus longtemps et le mieux possible, une autonomie en déclin. Cela induit des réajustements constants des manières de faire des aides à domicile, mais aussi du travail à réaliser et à anticiper auprès des personnes aidées. Il s'agit d'évaluer la santé de la personne et son évolution, car celle-ci est un processus et non un état, de définir les priorités, d'identifier ce qui peut mais aussi ce qui doit être fait par/avec la personne, afin de tenir le fil du travail d'aide. Cela peut aussi signifier aller à l'encontre des attentes de la personne.
Cet objectif, qui conduit les intervenantes à partager le plus intime de la vie des personnes, dans un contexte de fragilité, nécessite d'instaurer une relation de confiance qui n'obéit pas à une norme reproductible en l'état. Etablir une telle relation implique une élaboration conjointe et du temps. La relation d'aide, quant à elle, se décline sur différents registres - "faire avec", "faire faire" ou "anticiper pour autrui" -, en évitant le "faire à la place". Le travail est ainsi partagé et la personne aidée y est impliquée par les intervenantes afin de préserver ses capacités à faire ou à dire. La coopération de la personne est donc absolument nécessaire. "Il faut entrer dans leur mentalité, [...] pour que les personnes aient envie de travailler avec vous, explique une aide à domicile. Les doigts d'une main, ils ne sont pas pareils. Eh bien, chaque personne âgée, c'est pareil. Il faut changer à chaque fois."
Ce sont sur ces bases que s'organise le travail, via une élaboration conjointe "ici et maintenant" constamment renouvelée. Cette dynamique peut aussi impliquer la famille lorsqu'elle est présente
. Pour ce faire, la proximité avec la personne aidée est indispensable. Des savoirs et savoir-faire relationnels et techniques, relatifs à l'hygiène, l'alimentation, la psychologie ou les pathologies rencontrées, le sont tout autant. Et ce, qu'ils soient acquis par l'expérience, parfois par la formation ou bien souvent de manière autodidacte.
Une aggravation des contraintes
Dans ce cadre, le ménage est une composante de la relation d'aide. Il diffère donc de celui effectué pour un tiers en son absence. Il n'est pas non plus réductible au travail de ménage fait chez soi. Il requiert, par exemple, que les intervenantes ajustent leurs techniques domestiques. Dans sa réalisation, les personnes aidées occupent en effet une place centrale, soit parce qu'elles sont invitées à participer à certaines tâches, soit parce que leur état de santé amène les professionnelles à adapter leurs gestes techniques. Dans les situations réelles d'intervention, le ménage est une activité qui, en visant à entretenir le cadre de vie des personnes aidées, participe totalement de la restauration de leur autonomie et de leur santé.
C'est pour cela que certaines salariées refusent, non pas le ménage en soi, mais des situations de travail où elles font le ménage "à la place de", dans des domiciles vides. En cela, elles défendent la qualification des métiers de l'aide à domicile, objectif poursuivi il y a encore peu par les pouvoirs publics. "Je ne suis pas contre le ménage, argumente ainsi cette autre aide à domicile. Par exemple, la dame qui a la maladie d'Alzheimer, hier, elle a fait du repassage avec moi. Si vous saviez comme elle était contente... C'est ça, mon travail, préserver ce qui reste."
Depuis une dizaine d'années, le nouveau cadre d'intervention imposé par les politiques publiques dégrade l'exercice du travail d'aide à domicile. Le renforcement par les pouvoirs publics de la politique de maintien à domicile a aussi conduit à un accroissement du nombre des bénéficiaires atteints par des pathologies lourdes, caractérisées par de fortes déficiences cognitives ou physiques : maladies d'Alzheimer, de Parkinson... Cette évolution rend le travail des intervenantes plus complexe, alors que les situations de travail où elles se retrouvent isolées augmentent.
Dans un contexte de décentralisation et de réduction des dépenses publiques et sociales, la redéfinition des aides publiques envers l'aide à domicile, en particulier l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), n'a pas non plus suivi la hausse du nombre des bénéficiaires. Les conseils généraux ont ainsi réduit les sommes allouées, et donc les temps accordés pour les interventions, ce qui conduit à fragmenter de plus en plus ces dernières. Il est ainsi de plus en plus fréquent de voir les interventions définies à la demi-heure, voire au quart d'heure pour un change, la pose de bas de contention ou la prise de médicaments.
Dans le cas du repas, par exemple, cette réduction du temps d'intervention ne tient pas compte de nombreuses tâches à réaliser, ignorées dans la prestation prescrite. Ainsi, gérer le repas suppose de cuisiner, dresser la table, servir le repas, faire la vaisselle, nettoyer l'évier, balayer, nettoyer le sol. Cela peut aussi s'accompagner d'autres tâches : ranger la salle de bains, faire le lit, accompagner aux toilettes ou faire un change. Dans ce mode d'organisation, le "faire avec" est rendu impossible par les temps impartis. Les salariées doivent se dépêcher, ce qui a des conséquences sur leur santé, dans une activité propice aux accidents et exigeante d'un point de vue psychique, ainsi que pour les personnes aidées.
Parfois, la seule solution pour les intervenantes est de faire basculer la relation d'aide vers une simple prestation de services, en faisant à la place des personnes aidées, ou de prendre sur leur temps personnel. Certaines d'entre elles considèrent que ces conditions les conduisent à mal faire leur travail et à faire mal aux usagers.
De nouvelles formes d'organisation du travail, inspirées de cadres collectifs, comme l'hôpital ou les maisons de retraite, se sont aussi imposées. Le travail est alors divisé en tâches spécialisées et standardisées faisant, chacune, l'objet d'une prescription temporelle à partir d'indicateurs standardisés. A nouveau, la relation d'aide tend à basculer vers une prestation de services.
Dans ce processus, le ménage chez des particuliers et en leur absence devient, pour des acteurs privés, certaines associations et acteurs institutionnels, une prestation en soi à développer. Ils y voient la possibilité d'élargir la clientèle et d'augmenter les temps de travail tout en diminuant la pénibilité. Or cette stratégie ne joue pas sur cette dernière, mais comporte des risques d'entrave aux processus de professionnalisation des métiers de l'aide à domicile, via une érosion des savoirs et savoir-faire développés par les salariées et une perte de la confiance qu'elles peuvent avoir dans leurs capacités.
Face à ces dynamiques, les salariées tentent de préserver leur travail ou leur santé, parfois au détriment de l'un ou de l'autre. Avec des répercussions sur leur vie familiale, sur le bien-être des personnes aidées, voire pour les employeurs du secteur, amenés à gérer les coûts induits : turn-over, invalidité...
Des professionnelles de l'action sociale
Pourtant, l'analyse des innovations sociales portées par les intervenantes, des propositions qu'elles élaborent en entretien ou dans des cadres collectifs montre que d'autres voies sont possibles. Elles sont en capacité de proposer et d'évaluer, au regard de leur expérience, des savoirs et savoir-faire qui ne sont pas valorisés. En cela, il est important de revoir leur place dans le processus du "maintenir à domicile" et de leur reconnaître enfin leur rôle de professionnelles de l'action sociale, aujourd'hui déligitimé. Sortir leur travail de l'invisibilité dans laquelle il est maintenu permettra aussi d'agir envers celles qui le réalisent en tout ou partie "au noir", qu'elles soient ou non des travailleuses migrantes.
Les récentes grèves et mobilisations collectives dans le secteur, l'apparition de collectifs de professionnelles qui défendent "un métier" vont également dans le sens d'autres possibles. De même que les initiatives prises par les associations pour participer à la territorialisation des politiques sociales ou se faire reconnaître comme acteurs de la prescription, des actions qui ont permis de limiter les dégradations observées.