La période que nous vivons est exceptionnelle, particulièrement en termes d’enjeux pour le travail. Rarement, voire jamais, il n’y aura eu pareille croisée des chemins, alors que les politiques des dernières décennies se sont révélées à courte vue et terriblement fragilisantes. Dans un océan de difficultés inédites, un horizon de possibilités nouvelles s’est ouvert, susceptibles d’être portées par le sens de l’intérêt commun et de l’intelligence collective plutôt que par l’avidité de quelques-uns et la désorientation de beaucoup d’autres. Ce qui était parfois donné comme impossible a été déployé massivement. Pendant le confinement, le travail a continué dans de nombreux endroits, tant bien que mal. Un des effets, et non des moindres, a été le changement d’image des travailleurs de « première ligne » et même de « deuxième », notamment ceux de l’hôpital public et des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), qui ont tenu le choc et maintenu tout un pays à flot. Alors que va-t-il rester de ces engagements et de leurs formes de reconnaissance, des dispositifs mis en œuvre parfois avec beaucoup d’ingéniosité à la fois pour continuer à travailler et se protéger individuellement et collectivement, des organisations du travail inventées dans ce temps de crise, des solidarités déployées ?
Au chevet des organisations
Dans les mois qui viennent, la pression sur l’emploi et l’appel à l’effort productif pourraient, comme souvent, faire passer au second plan la réflexion sur le travail. La volonté d’en augmenter la durée, affichée par certains, en est un bon exemple. Comme l’est celle de renvoyer à plus tard la transition écologique, pourtant source potentielle de croissance et de transformation de l’activité. De nombreux repères sont bousculés et il va falloir récréer, en permanence, des organisations du travail capables de s’adapter au fil des évolutions épidémiologiques, sociales, industrielles, environnementales. Les discours surplombants ou de victimisation seront inutiles voire démobilisateurs. On ne pourra se contenter d’appliquer les recettes antérieures. Il faut, plus que jamais, penser le travail en partant de ses réalités concrètes. Et prendre le temps nécessaire car l’affaire est complexe. En témoignent déjà les « fiches conseils métiers » hors-sol éditées par le ministère du Travail sur les mesures de précaution face au Covid-19 et les difficultés d’application du guide de préconisations élaboré par l’Organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP).
Reprenons les choses. La crise que nous vivons – comme toute crise – a un effet de loupe sur les fonctionnements de nos organisations. La soutenabilité de nos systèmes (de production, de service public, de santé, etc.) devra être au coeur des réflexions, et la santé au travail en est un très bon indicateur. Il faut prendre le temps de revenir sur ce qui a été – ou est encore – vécu dans les entreprises ou les administrations ; et impliquer dans cette introspection les différentes professions (opérateurs, ressources humaines, qualité…), ainsi que les acteurs de la prévention, internes ou externes. Voilà l’occasion de mettre pleinement en débat ce que la crise a révélé, nous laissant entrevoir ce qui peut faire la robustesse et l’efficience des organisations. Ainsi, dans un article du Monde, le responsable des urgences d’un hôpital reconnaissait que, malgré l’extrême difficulté de la tâche, « on n’a jamais aussi bien travaillé que durant cette période, on n’a fait que de la vraie médecine d’urgence ». Tout en s’inquiétant de voir ces conditions disparaître une fois l’épidémie passée.
Faire parler le réel
Il y a une exigence légitime de mesures générales de santé publique, de respect des droits et en particulier du droit du travail. Mais comme toujours, l’efficacité, tant du point de vue économique que pour la santé et la sécurité, se jouera dans la capacité à articuler, de manière opérationnelle et contextualisée, ces réglementations au réel du travail. Pour cela, dans l’entreprise comme ailleurs, la démocratie s’avère un point d’appui essentiel afin de sortir de la crise. A l’inverse des appels incantatoires au consensus, il est urgent de réaffirmer le besoin de controverses et de capitalisation des expériences. Le compromis ainsi construit se pose comme un préalable à une reprise durable. Parce qu’il mise sur l’intelligence et les savoir-faire détenus par celles et ceux, managers comme opérateurs, qui connaissent les réalités de terrain.
La réorganisation du travail nécessaire pour mettre en place les gestes barrières doit s’accompagner d’échanges avec les collègues et la hiérarchie, de la possibilité de s’exprimer librement sur son travail. A condition d’être entendu ! Autrement dit, la démocratie au travail n’est pas un luxe pour période faste (ou pays riche), ni une perte de temps comme certains le suggèrent ; elle peut faire reculer les orientations individualistes et les surenchères vaines. La parole de ceux qui ont poursuivi leur activité pendant le confinement – que ce soit dans les transports, les services publics, les commerces de première nécessité, le nettoyage, l’aide à la personne, etc. – est précieuse pour tenir les articulations entre objectifs de santé et de performance. Il faudra se mettre d’accord sur plusieurs questions : quelle performance est soutenable ? que continue-t-on à faire à peu près comme avant ? que produit-on mais différemment ? qu’est-ce qu’on arrête ? que propose-t-on d’autre ? Sans oublier cette interrogation subsidiaire : comment en décide-t-on ?
Il en va de même concernant l’expérience de ceux qui se sont retrouvés du jour au lendemain en « télétravail » forcé et confiné, à plein temps, lequel ne ressemble ni au travail au bureau, ni à une pratique de télétravail négociée et planifiée. Elle invite à repenser les modes de contrôle, les échanges dans les collectifs, les façons de manager en laissant une plus grande autonomie, l’attention aux conditions de travail des télétravailleurs. Le sujet ne se limite pas aux ressources techniques. Comment, par exemple, remplacer l’échange souvent bref et informel avec un collègue, ou avec son chef, quand on a besoin de « relâcher la pression » ou qu’on fait face à une difficulté, ce qui permet d’ajuster le travail en temps réel ?
Une autre culture de prévention
Par ailleurs, la crise a clairement révélé les failles d’une culture de la prévention essentiellement pensée du point de vue technique et sous l’angle de la protection individuelle. Dans son bilan 2018 de la négociation collective, le ministère du Travail notait que « les accords sur la qualité de vie au travail abordent peu […] le domaine de la santé. Lorsqu’ils le font, ils prennent rarement en compte les questions de charge de travail, de contenu et d’organisation du travail ». Ces défauts se retrouvent dans de nombreux plans de prévention contre le Covid-19, lesquels ont parfois relativisé ou oublié… l’existence des autres risques. Voilà un rappel qu’il y a urgence à investir dans la prévention, en commençant par renforcer les démarches et les discussions autour du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP). Réduire, même provisoirement, les droits du CSE, en cantonnant la consultation des élus à du pur formalisme, et n’accorder qu’une place accessoire à la parole des salariés va à l’encontre de ce qu’il faudrait faire.
Le risque d’exposition au coronavirus est très spécifique. Car il ne concerne pas uniquement telle ou telle catégorie de personnel au sein d’une organisation. Il est de nature absolument collective. D’où son grand impact sur les équipes de travail, les relations entre collègues, et donc les échanges et la coopération. Personne n’ayant seul les connaissances nécessaires, les discussions collectives sur la planification et la répartition des tâches, la gestion des urgences ou des litiges, le maintien du travail à distance, etc. permettront de trouver des solutions pour assurer la sécurité et l’efficacité. Sur les chantiers de BTP, les mesures de distanciation physique peuvent entrer en contradiction avec une entraide nécessaire à des moments précis. Il faudra procéder à des ajustements fins, s’appuyer sur le savoir-faire de chacun et favoriser les prises de décision au plus près du terrain. Y aller à marche forcée, en étant peu regardant sur les conditions de travail, serait la pire des choses car cela empêcherait toute mobilisation collective.
Les élus du personnel en première ligne
Cette situation donne une forte légitimité aux représentants du personnel comme aux salariés pour intervenir sur l’organisation, sur la base de leur expertise professionnelle. Et pas seulement en utilisant le droit de retrait ou le droit d’alerte, mais en se positionnant comme acteurs de la prévention, aux côtés des autres spécialistes, afin de favoriser l’adoption de mesures adaptées à l’activité réelle. L’idée de certaines entreprises, lors du déconfinement, d’organiser la reprise sur la base du volontariat témoigne, çà et là, d’une modification des relations sociales. Plus que jamais, les élus doivent être ceux qui, avec d’autres, ramènent la réalité du travail dans les échanges et les prises de décision. Cela suppose un vrai droit d’expression sur le travail et une hiérarchie qui dispose de temps et de marges de manœuvre pour être à l’écoute du terrain.
On comprend alors que fonctionner sur « le fil du rasoir » en termes de stocks, d’approvisionnements et de personnel, sont autant d’ingrédients d’une intensification qui prive des possibilités de s’adapter aux aléas, et dégradent la qualité du travail. Il serait absurde de persister dans des formes d’organisation qui ne marchent que si : tout le monde est là ; le chef n’est pas occupé ailleurs ; la maintenance est disponible ; il n’y a pas de pic soudain d’activité, ni de panne, ni d’afflux de clients ou de malades, etc. Les modes de travail apparus pendant la crise ont montré que, pour peu qu’on sorte de certains dogmes et qu’on s’appuie sur l’expérience et les savoir-faire des salariés en leur donnant les moyens de les mobiliser, il est possible de conjuguer sécurité et qualité du service.
Reprendre la main sur le travail, c’est aussi intégrer, dès la conception des systèmes, la possibilité de situations dégradées ou incidentelles. Là encore la participation des salariés se révèle indispensable. C’est aussi la voie pour qu’ils se manifestent comme citoyens capables de porter, dans le débat, des points de vue ancrés dans leur expérience. C’est ainsi que se construiront des organisations apprenantes, capables de se remettre en cause et de progresser, et que se développera une prévention enracinée dans les réalités du travail.
Dans une note du 14 avril, le président du conseil scientifique chargé d’éclairer l’exécutif sur la crise sanitaire estimait urgent d’associer les citoyens pour ne pas alimenter « la critique d’une gestion autoritaire et déconnectée de la vie des gens ». Il appelait à une « démocratie sanitaire » en soulignant « l’urgence sociétale, l’inclusion et la participation de la société à la réponse du Covid-19 ». Cette « urgence » traverse aussi l’entreprise et le monde du travail. Alors chiche !