Sur le papier, le monde associatif est souvent présenté comme un laboratoire des transformations sociales et un creuset de la démocratie. Sur le terrain, les salariés constatent souvent un décalage entre les missions d’utilité publique confiées à leur structure et dont ils ont la charge, et qui donnent du sens à leur activité, et les moyens toujours plus contraints dont ils disposent pour les mener à bien. Un décalage psychiquement très coûteux. « Il nous arrive d’accueillir des personnes qui titubent, comme en cellule de dégrisement, tellement elles ont avalé de couleuvres », déplore Alain Pellé, du syndicat SMA-CFDT, qui accompagne des salariés issus d’associations humanitaires, religieuses, de défense des droits de l’homme, ou encore de comités sociaux et économiques.
Aujourd’hui, 1,5 million d’associations sont actives en France, dont 159 000 emploient 1,8 million de personnes pour un budget cumulé de 110 milliards d’euros. Une part importante de leur activité correspond à une délégation de service public dans le domaine du sanitaire et social : aide aux personnes handicapées, précaires ou âgées, aux mineurs étrangers isolés, aux femmes victimes de violences conjugales. Pour le sociologue Simon Cottin-Marx, le désenchantement des salariés du secteur est lié au fait que « le milieu associatif n’échappe pas aux rapports de pouvoir et de domination. Malgré l’absence de capital et de propriétaires, il connaît tous les types d’oppression : le harcèlement, le sexisme, le racisme, les discriminations envers les handicapés… ». Son ouvrage, intitulé C’est pour la bonne cause ! Les désillusions du travail associatif, s’inspire de sa propre expérience comme bénévole, salarié et même en tant qu’employeur.
Quand la cause sert à exclure
« Les salariés sont prêts à faire des concessions pour la cause, du fait que leur métier a du sens, mais si la fonction employeur est défaillante, ils tombent de haut », constate Alain Pellé. Il arrive ainsi qu’un salarié demandant une augmentation, dénonçant des dysfonctionnements ou critiquant l’organisation du travail soit perçu comme un obstacle à la cause. Face à ce type de jugement, certains décompressent brutalement, notamment s’ils se sont surinvestis dans le travail. Souvent, ils finissent par quitter la structure en burn-out, sans que cela ne provoque de remise en question au niveau de la gouvernance.
« Il y a un décalage entre les valeurs proclamées dans la communication – gouvernance partagée, esprit d’équipe, force d’un collectif, logique participative – et le fonctionnement pyramidal archaïque des instances dirigeantes, précise Amalia, qui a travaillé dans des associations d’éducation à la citoyenneté et à l’environnement. Le pouvoir est centralisé et non démocratique, concentré dans les mains d’un bureau de bénévoles, souvent âgés, à l’origine de la création de l’association. Ces derniers méconnaissent souvent les fondamentaux de droit du travail et leurs devoirs en tant qu’employeurs : ils ne sont pas compétents en ressources humaines et se trouvent dans la position de direction parce qu’ils ont été des militants bénévoles et que la structure est “leur bébé”. » Les entretiens de recrutement font souvent miroiter « un mythe de l’autogestion », explique Laura Pettersel, responsable nationale au sein du syndicat Asso-Solidaires. « En échange de marges de manœuvre qu’on leur dit importantes, les nouvelles recrues acceptent des conditions de travail dégradées et une faible rémunération, en moyenne inférieure à 18 % par rapport au privé », décrit- elle. Toutefois, dans les faits, les marges de manœuvre – si tant est qu’elles existent – ne cessent de se réduire.
Des contraintes qui polluent le travail
Auparavant, les associations étaient financées par dotations, mais depuis dix ans elles doivent répondre à des appels d’offres publics. Ces nouveaux modes de financement leur imposent des cadres d’activité restreints, qui impactent énormément les marges de manœuvre et le travail des salariés. La sociologue Auréline Cardoso-Khoury s’est intéressée à l’usure de professionnelles d’associations qui reçoivent des femmes victimes de violences. Elle relate le conflit éthique rencontré par une cheffe de service, sommée de répondre à des exigences intenables : « La préfecture lui demandait de libérer les places d’hébergement d’urgence après une durée d’occupation de quatorze jours, renouvelable une fois, et celles en hébergement d’accueil au-delà de six mois d’occupation, renouvelable une fois, alors que l’association n’avait pas forcément pu trouver de solution pérenne dans ces délais trop courts. Faute d’alternatives, certaines victimes devaient retourner vivre chez leurs agresseurs. » Pour y arriver, la salariée avait explosé son quota d’heures supplémentaires et se retrouvait dans un tel état de souffrance qu’elle a fini par rompre son contrat de travail.
Parfois, c’est une fusion-acquisition qui va remettre en cause les pratiques professionnelles et causer une perte de sens. Les associations de taille moyenne – qui salarient 10 à 60 personnes – se font absorber par des structures capables de répondre aux marchés publics. A Bordeaux, l’Ecole des femmes-Mana, spécialisée dans les soins aux réfugiés victimes de syndromes post-traumatiques, a fait les frais d’un rapprochement avec le groupe SOS en 2017. Sa fondatrice, Claire Mestre, a dénoncé les conditions de cette filialisation dans une émission de radio : « Les statuts étaient tels qu’il n’y avait pas de conseil d’administration. Vous êtes président et CA en même temps. Nous n’avions plus d’adhérents non plus. En revanche, il existait un directoire, avec quatre voix, et la présidence qui n’en a qu’une. Ce qui rendait donc impossible l’existence d’un contre-pouvoir. C’est très hiérarchique et très vertical, ce que nous ignorions avant de nous engager. » Pour continuer son combat, elle a fondé une autre association, baptisée Ethnotopies, tandis que le groupe SOS a dénoncé le « dénigrement » dont il était victime.
La marchandisation du secteur associatif « provoque une perte d’autonomie et une forte dégradation de l’exercice du métier », selon Simon Cottin-Marx. « Au fond, les pouvoirs publics demandent à des associations dont la raison est d’être à but non lucratif, au service de la société, de justifier leurs salaires, de prouver qu’elles sont capables d’être plus rentables et de faire des économies », critique-t-il. Si certaines structures parviennent à nourrir un dialogue social en interne, il arrive que des accords collectifs sur les salaires soient censurés par l’Etat, car leurs implications seraient trop importantes pour les finances publiques.
Pour un fonctionnement plus démocratique
Pour peser dans le rapport de force, le syndicat Asso-Solidaires a édité un guide d’autodéfense des salariés, qu’il diffuse dans les très petites associations, afin de lutter contre les abus liés à la méconnaissance du droit du travail. Parmi les revendications principales de l’organisation syndicale figure celle d’avoir un collège salarié dans les conseils d’administration des structures employeuses, y compris dans les très petites, qui n’ont pas de comité social et économique. Une démarche suivie récemment par la Cimade, association de soutien aux réfugiés. Par ailleurs, « les subventions, accordées par les collectivités territoriales notamment, devraient prendre en compte cette nouvelle gouvernance, associant les équipes salariées sur le terrain aux bénévoles dans la prise de décision, les conditions de travail et le respect du droit du travail, pour qu’il y ait une redevabilité et une exemplarité », estime Laura Petersell.
Pour le syndicaliste Alain Pellé, la source du désenchantement est peut-être moins liée à un conflit éthique qu’à un immense malentendu. Laura Petersell va plus loin. Pour elle, les salariés des associations assurent un « sous-service public pour rendre le monde plus juste », dit-elle, avant de conclure : « Mais quand ils réalisent que leurs actions sont seulement une soupape pour que le monde actuel inégalitaire, patriarcal et raciste perdure, et qu’ils risquent d’y laisser leur santé, alors tout s’effondre. »