Les divers dispositifs technologiques et organisationnels qui ont transformé le travail depuis les années 1980 ont non seulement profondément changé la nature de l'activité des personnels d'encadrement, mais également ses conditions d'exercice. Le new public management la production en lean, la gestion par objectifs... autant de paradigmes organisationnels qui ont renouvelé la conception de ce qui fait la performance d'un collectif de travail et de la façon d'encadrer son activité.
Engagement subjectif
Avec un premier constat : les formes contemporaines du travail, au prix de réorganisations opérées à un rythme parfois frénétique, mobilisent plus largement l'engagement subjectif des personnes. Les enquêtes nationales sur les conditions de travail menées en France attestent du recul des consignes et d'un appel renforcé à l'initiative des salariés. Mais ces mêmes enquêtes témoignent également d'un resserrement des contraintes. Par rapport au début des années 1980, les salariés sont trois fois plus nombreux à déclarer suivre un rythme de travail imposé par la "dépendance immédiate vis-à-vis des collègues".
Le poids des normes de production, de la demande extérieure, des contraintes techniques ou du suivi informatisé, ainsi que celui de la surveillance permanente exercée par la hiérarchie se sont considérablement renforcés. Chacune de ces contraintes se développe, leur cumul progressant encore plus rapidement, signe que les organisations empilent désormais les dispositifs de contrôle du travail.
Pour organiser l'encadrement du travail de leurs salariés, les entreprises jouent sur différents registres. Elles s'appuient aussi bien sur des dispositifs développés pour contraindre et orienter l'activité (normes de production ou de qualité, demandes des clients, dépendance horizontale) que sur l'attribution de responsabilités hiérarchiques, en donnant le pouvoir à certains salariés, cadres ou encadrants, de prescrire le travail d'autres.
En lien avec de nombreux travaux menés sur les réorganisations et l'intensification du travail, on peut observer comment l'articulation de ces contraintes et de cette hiérarchie a évolué depuis le début des années 2000 en Europe. Les données mobilisées sont celles des trois dernières éditions (2000, 2005 et 2010) de l'enquête européenne sur les conditions de travail, administrée par la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound). Pour des raisons de comparabilité aux trois dates, il est question ici de l'Europe des 27.
Il faut tout d'abord distinguer le statut de cadre - attribut lié à la qualification d'une personne et du poste qu'il occupe - de la fonction d'encadrant - activité de régulation, exercée parfois informellement. Les populations titulaires de ce statut ou de cette fonction, ou des deux à la fois, ont connu des évolutions contrastées. Si les cadres encadrants forment une population stable depuis 2000, les cadres non encadrants sont nombreux et croissent dans la même période ; à l'inverse, les encadrants non cadres se raréfient (voir tableau ci-contre à gauche).
Parallèlement, conformément au constat fait plus haut en France, on observe un développement significatif à la fois des dispositifs d'encadrement du travail (industriels, marchands ou technologiques) et des marges de manoeuvre laissées aux salariés. Ce paradoxe qui caractérise les organisations du travail contemporaines - partagées entre contrôles renforcés et autonomie croissante - est donc présent au niveau européen, mais avec une grande diversité de situations selon les pays. On peut néanmoins distinguer quatre grands types d'activité en Europe, qui combinent de manière spécifique les différents dispositifs en matière d'encadrement du travail (voir tableau ci-contre).
Commençons par les activités de process. Celles-ci fonctionnent en priorité à l'aide de dispositifs de suivi de la production (normes), avec relativement peu de cadres et beaucoup d'encadrants. Les activités de clientèle, elles, créent au contraire beaucoup de postes de cadres et peu d'encadrants, et organisent le travail par la diffusion de contraintes marchandes au plus près des postes de travail. Les activités faiblement encadrées, typiques des très petites entreprises, regroupent des organisations du travail peu formalisées s'instaurant dans un rapport souvent direct avec les chefs d'entreprise. Elles développent peu de dispositifs d'encadrement, peu de postes de cadres et d'encadrants, sans pour autant offrir des marges de manoeuvre particulièrement larges à leurs salariés.
À la fois autonomes et contrôlées
Enfin, bien que minoritaires, les activités autonomes contrôlées attirent l'attention à plusieurs titres : elles sont en croissance constante depuis 2000 et se retrouvent dans les pays et les secteurs les plus dynamiques. Elles cumulent à la fois un grand nombre de dispositifs de contrôle (aussi bien industriels que marchands), un fort taux d'encadrement, notamment par des encadrants non cadres, de nombreux postes de cadres, mais valorisent dans le même temps l'autonomie de leurs salariés. Emblématiques des nouvelles formes d'organisation étudiées dans la littérature, s'appuyant aussi bien sur un contrôle serré des salariés que sur la recherche de leur engagement subjectif, ces activités réinterrogent les rôles respectifs des cadres et des encadrants.
Les deux types d'activités qui apparaissent en croissance sont celles de clientèle, fortement créatrices de postes de cadres non encadrants, et celles dites "autonomes contrôlées", caractérisées par un nombre important de cadres, encadrants ou non. Les secondes sont particulièrement nombreuses dans les pays anglo-saxons et dans les secteurs dynamiques de services (activités financières, construction, hôtels-restaurants). Même si elles ne concernent qu'une minorité de salariés, leur croissance rapide dans la période ainsi que leur contribution importante à l'augmentation numérique des cadres justifieraient qu'on leur porte un intérêt particulier à l'avenir.