L'encadrement a tellement évolué ces dernières années que ses contours sont devenus flous. Cadre, encadrant... Est-il question d'une fonction ou d'un statut ? L'ambiguïté persiste d'autant plus que certains systèmes de classification assimilent ces divers termes, alors qu'ils recouvrent des réalités différentes. L'encadrement regroupe ainsi aujourd'hui des salariés dotés de marges d'autonomie extrêmement réduites comme des personnes participant à la définition de la stratégie de leur entreprise. Une catégorie un peu fourre-tout. Reste la fonction de manager ou d'encadrant de proximité.
Celle-ci est tantôt présentée comme le symbole d'une réussite professionnelle, tantôt pointée comme la responsable de tous les maux, jusqu'à remettre en cause son utilité au nom d'une prétendue "entreprise libérée". Qui n'a jamais entendu parler d'un "problème de management" dans son entreprise, invoqué comme l'explication ultime des difficultés rencontrées ? Constat bientôt suivi d'une énième formation au management, mère de toutes les solutions. Un schéma qui se traduit généralement par de nouvelles injonctions pour les managers, chargeant un peu plus une barque déjà prête à chavirer. Car il n'est pas rare d'entendre que les encadrants vont mal, qu'ils ont le "blues", qu'ils sont de plus en plus stressés ou qu'ils se sentent dévalorisés. Beaucoup de choses sont donc dites sur les managers, mais leur activité réelle et ses spécificités restent dans l'ombre. Or il n'est pas possible de comprendre leur malaise sans se pencher sur ce sujet.
Une fonction sous tension
L'encadrant est, de par sa position hiérarchique, dans une situation par nature en tension, entre le "haut" et le "bas". Il a une obligation à la fois de résultat et de moyens : il doit assurer une production (des résultats commerciaux, la conduite d'un projet, une quantité de dossiers à traiter, de pièces à fabriquer...), tout en contrôlant que les personnes qu'il encadre participent à la réalisation du même objectif et disposent des ressources adéquates pour le faire. Cette tâche déjà complexe l'est devenue encore plus du fait d'évolutions du travail et de nouvelles prescriptions réglementaires, notamment en matière de santé et sécurité, qui ont rajouté des tensions.
Depuis plus d'une vingtaine d'années, le travail s'est en effet intensifié. Les innovations techniques se sont accélérées, la chasse aux temps dits "non productifs" a été ouverte et les organisations du travail sont devenues plus rigides sous l'effet de multiples normes et certifications. En accompagnement de ces évolutions, les méthodes managériales à la mode, promues par de grands cabinets de conseil, se sont succédé sur un rythme de plus en plus rapide, générant des changements incessants dans l'activité des encadrants, parfois sans grande cohérence.
Résultat, les managers ont été obligés de s'adapter en permanence, sans oublier bien sûr de mettre en oeuvre les "recettes" permettant d'être de "bons managers". Dans certaines entreprises, on est ainsi passé de la prévention des risques psychosociaux à la qualité de vie au travail, puis à la création d'une fonction de "happiness managers". Nouvelle lubie et nouvelle prescription pour des encadrants censés "manager le bonheur". Et gare à celui ou celle qui n'y mettrait pas du sien ! Tout un programme, qui évite de s'intéresser au travail...
Lorsqu'ils sont interrogés, les encadrants déclarent rarement que leur fonction leur pose problème en elle-même, bien au contraire. Les tâches de pilotage, d'organisation, de planification qu'ils assument leur permettent d'acquérir des compétences, d'apprendre à anticiper, à accompagner, à résoudre des difficultés. Ils prennent souvent du plaisir à manager. Mais beaucoup se retrouvent à faire un travail d'encadrement qui ne répond plus à leurs critères de qualité, à adopter des pratiques qu'ils critiquent ou avec lesquelles ils ne sont pas d'accord.
Pallier les carences de la prescription
Comme cela a déjà été dit, les managers sont les récepteurs de multiples prescriptions qui tombent en pluie fine et sont autant d'injonctions difficiles à conjuguer entre elles : atteindre les objectifs de production, maîtriser les coûts, promouvoir les politiques de ressources humaines, préserver la santé des agents, assurer la qualité et la sécurité. Et bien sûr en rendre compte, tout en devant se justifier si des indicateurs sont au rouge.
Le premier problème est que le lieu d'où partent ces prescriptions s'est beaucoup éloigné du terrain. Dès lors, l'activité des managers va consister à pallier les carences de la prescription vis-à-vis de l'expérience concrète du travail au quotidien, à boucher les trous, à mettre en musique et en cohérence, à trier, faire des choix et arbitrer pour faire tenir ensemble des choses qui ont été pensées de manière non coordonnée.
Cette démarche est parfois poursuivie au prix d'abandons et de renoncements, comme de faire l'impasse sur des aspects concernant la qualité afin de satisfaire des délais présentés comme non négociables. Mais souvent, les encadrants vont prendre sur eux pour arriver à un résultat qui ressemble quand même à quelque chose : ne pas appliquer une procédure qui serait trop consommatrice de temps ; accepter une demande d'un client qui est "hors des clous". Ils vont ainsi développer des habiletés, des savoir-faire, des capacités à contourner les règles, ce qui vient intensifier un peu plus leur travail.
Quand les conditions sont favorables, ce travail d'ajustement permanent, pour les autres et pour soi-même, représente un espace de créativité. A condition de disposer de suffisamment de délégation dans les prises de décision et de latitude dans l'organisation quotidienne du travail. Lorsque cela n'est pas le cas, les problèmes que les managers doivent gérer vont avoir un effet sur leur rapport au travail et leur santé. Le stress des encadrants n'est pas un vain mot : beaucoup témoignent de l'intensification de leur activité, de situations de débordement menant parfois à un épuisement, voire à l'abandon de leur fonction d'encadrement. La préservation de leur santé peut être à ce prix.
Ironie du sort : ces dernières années, les encadrants ont dû intégrer les questions de prévention des risques et de la santé au travail dans leurs missions managériales. Si cela semble être une bonne chose, la première des conditions d'efficacité d'une telle mission est qu'ils puissent préserver leur propre santé. Des formations sont aussi nécessaires, peu de managers possédant des connaissances dans les domaines des facteurs humains et organisationnels, de la santé ou des relations sociales. Mais elles ne seront efficaces que si ces préoccupations peuvent s'intégrer dans l'organisation de leur travail et de celui de leurs équipes. Si ce n'est pas le cas, cela représentera une couche supplémentaire au mille-feuille des prescriptions, aggravant leur situation. Surtout si l'entreprise en profite pour se décharger de sa responsabilité de prévention sur le personnel d'encadrement, sans remettre en question ses objectifs, ses méthodes managériales et son organisation du travail.
Menace sur le rôle d'accompagnement
Face à ces problématiques, certaines entreprises sont tentées de recruter des managers ne connaissant pas le travail des personnes qu'ils devront encadrer, afin qu'ils ne se laissent pas perturber par les contingences du terrain. Sauf que la légitimité d'un encadrant se joue toujours dans l'articulation, à l'épreuve des réalités concrètes du travail, entre des savoirs professionnels et managériaux. La possession de connaissances techniques lui permet de piloter et de dialoguer efficacement avec son équipe et d'asseoir son rôle de soutien opérationnel et humain.
Cette fonction d'accompagnement est d'ailleurs celle qui motive beaucoup de managers, et celle qu'ils ont de plus en plus de mal à mettre en oeuvre. Comment, en effet, être proche de son équipe alors qu'on passe son temps en réunion et qu'on est mis au service de la production d'indicateurs ou de leur suivi, à partir de tableaux de bord et autres outils de gestion ? Ce dont souffrent de nombreuses organisations, ce n'est pas d'un "trop" de management, mais plutôt d'un éloignement des managers du coeur du travail, de leurs équipes, générateur de conflits et de perte de sens.
Les restructurations d'entreprises, les regroupements d'établissements dans le public comme dans le privé conduisent aujourd'hui à une diminution des postes d'encadrant. Des managers se retrouvent ainsi à devoir piloter un service éclaté sur plusieurs sites, à faire du management à distance ou à passer une partie de leur temps sur la route. Leur propre hiérarchie est prise dans les mêmes contradictions, de moins en moins à l'écoute de leurs difficultés, et cela jusqu'au plus haut niveau. Dans certains cas, leur situation ressemble beaucoup à celle de travailleurs indépendants auxquels on fixe des objectifs tout en se désengageant par rapport à ce que "ça leur demande".
Il est donc urgent que les entreprises, tant publiques que privées, s'interrogent sur le rôle qu'elles souhaitent faire jouer aux managers. Doit-on poursuivre dans la voie de managers accaparés par l'utilisation d'outils de gestion qui les éloignent du terrain ou souhaite-t-on réellement renforcer leur pouvoir de décision, leur rôle de régulation et d'accompagnement des équipes ? Sans réflexion sur le travail des managers, sur les contradictions qu'ils doivent gérer, toute nouvelle prescription, fût-elle nécessaire, risque de s'avérer délétère pour leurs conditions de travail et leur santé.
De l'enjeu syndical à la prévention
Les organisations syndicales doivent aussi prendre conscience de l'ampleur du problème. Une bonne partie des difficultés que rencontrent les salariés dans leur travail trouvent leur origine dans celles des encadrants. Chez certains, cela peut notamment se traduire par une relation plus autoritaire et plus rigide avec leur équipe. Il faut s'interroger aussi sur la situation des femmes managers, souvent moins présentes que les hommes dans l'encadrement, ou avec des fonctions et une rémunération inférieures. Une situation aux causes multiples, comme la faible proportion de femmes dans les écoles d'ingénieurs, mais qui a aussi à voir avec l'intensification du travail. Celle-ci rend plus difficile la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle, alors que les tâches domestiques pèsent encore majoritairement sur les femmes.
Les managers n'ont bien souvent plus de temps pour réfléchir sur leur activité ou leur situation. Cela nécessiterait de le faire collectivement, en abordant les contradictions dans les prescriptions, les conflits de valeurs, dans des espaces entre encadrants et avec les agents. L'objectif serait de partager les savoir-faire et l'expérience, de contrer l'isolement, l'intensification du travail, voire la concurrence entre managers. Dans le but d'améliorer l'efficacité du management et de préserver la santé des encadrants.