« Faire entrer davantage de démocratie dans l’entreprise »
A l'occasion de la sortie de son dernier livre, Mal-travail. Le choix des élites, François Ruffin nous a accordé une interview. Le député de la Somme y affiche son ambition de faire de la conquête d’un travail de qualité un objet politique à gauche, en lien avec les organisations syndicales.
Pourquoi parler du mal-travail aujourd’hui, documenté depuis trente ans ?
François Ruffin : Le conflit sur la réforme des retraites est le point de départ. Que disaient les salariés, sur les ronds-points, dans les manifs ? « On aime notre travail, mais on n’aime pas comment on nous fait faire notre travail. » Et aussi : « On ne respire plus. » A la place d'avoir le cœur à l'ouvrage, la fierté du travail bien fait, ils éprouvent un mal-être, voire du dégoût. On me disait également : « Chez nous, les inaptitudes se multiplient. » C’est pour cette raison que je me suis proposé comme rapporteur pour la branche accidents du travail et maladies professionnelles du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). Déjà, il n’y a pas de statistiques nationales sur les inaptitudes, pas de données publiques. C’est dire le déni. Dans mes échanges épistolaires avec le ministère du Travail, j’ai fini par obtenir un chiffre : en 2022, 101 192 inscriptions à Pôle emploi pour inaptitude.
C’est le plus gigantesque des plans sociaux, dans le silence, dans l’indifférence. Cela représente presque la population de ma ville d'Amiens, c’est comme si on supprimait chaque année toute la construction automobile, Renault, Stellantis, Toyota… Plus de 100 000 personnes broyées, physiquement ou psychiquement, chaque année, de la poussière d’humains qu’on met sous le tapis.
Et face à cette hécatombe sociale, le ministère ne propose aucun plan de lutte. Pire, il dément toute hausse, ce qui est faux : le nombre de licenciements pour inaptitude a plus que doublé en dix ans ! Il y en avait 43 320 en 2012, soit un bond de + 134 % ! Comment affronter un problème qu’on se refuse de voir ?
En quoi le mal-travail a-t-il été le « choix des élites », titre de votre livre ?
F. R. : Les politiques refusent de voir le problème. Depuis quarante ans, nos dirigeants, politiques et économique, considèrent le travail non pas comme un atout, mais comme un coût, qui est donc à diminuer, à écraser. C’est un choix qui rapporte gros à quelques-uns : la part des dividendes a triplé dans la valeur ajoutée. Et écraser le coût du travail, c’est écraser le travail, c’est écraser les travailleurs. Cela passe par une série de choix : les délocalisations, la précarisation des emplois, mais aussi celui du mal-travail. Malgré l’essor du numérique et les progrès techniques, le travail ne s’est pas allégé, au contraire : depuis les années 1980, le rythme du travail est de plus en plus imposé, la part de salariés subissant au moins trois contraintes physiques pénibles a explosé dans toutes les catégories socioprofessionnelles et en particulier chez les ouvriers. Les politiques et le monde économique ont une vision abstraite du travail. Dans les entreprises, des cadres détachés du travail réel fixent les règles, depuis les sièges sociaux ou des cabinets de conseils. Ce sont les « planneurs », dont parle très justement la professeure de sociologie Marie-Anne Dujarier. Résultat : sur le terrain, les salariés se heurtent à des procédures qui tournent en rond. Leur travail est empêché. A cause du mal-travail, des pans entiers du pays sont aujourd’hui paralysés, comme le médico-social qui craque de partout.
Ce mal-travail coûte beaucoup à la société : des dizaines de milliards à la Sécurité sociale en arrêt-maladie, 4% du PIB rien que pour le stress d’après un ancien ministre du Travail, de droite, Xavier Bertrand. Et la France est sur le podium parmi les pires en Europe, aux côtés de pays de l’Est, pour les accidents du travail, les maladies professionnelles, mais aussi par exemple pour l’anxiété. En Allemagne, 11 % des salariés déclarent en souffrir, contre 47 % en France ! On ne peut pas fermer les yeux sur cette triste réalité.
Le mal-travail est-il une préoccupation citoyenne ?
F. R. : C’est une souffrance individuelle, personnelle, qui n’est pas posée comme un problème collectif, national, et donc sans débouché politique. Avec les syndicats, il nous faut réussir cela ; jusqu’ici, nous n’avons abordé cette question du travail, de son contenu, de son organisation, qu’avec modération. Les tracts parlent surtout des salaires, du manque de moyens, mais ne mettent pas de mots sur le mal-travail, même si les syndicalistes le perçoivent bien. Et les grandes campagnes portent davantage sur « moins travailler » que sur « mieux travailler ».
Peut-on faire du travail un sujet politique ?
F. R. : Une fenêtre s’est ouverte. La crise Covid, qui a mis en lumière les invisibles, les « essentielles », a été un élément déclencheur de la prise de conscience collective de l’importance du travail. Les crises démographique et climatique qui sont face à nous devraient logiquement la rendre incontournable. Le vieillissement de la population va augmenter les besoins de prise en charge des personnes âgées mais aussi réduire la population active. La transition écologique va exiger une grosse masse de travail dans la rénovation, la construction d’infrastructures de transport, l’agriculture. Dans ce contexte, la main d’œuvre pourrait redevenir quelque chose de précieux, plutôt qu’une matière première jetable. Il faut que les Français vivent mieux leur travail. Sinon, on ne va pas y arriver. Il va falloir porter cette question avec des alliés politiques et les organisations syndicales. Car les constats sont largement partagés, comme l’ont montré les conclusions des Assises du travail, organisées à la demande d’Emmanuel Macron lui-même.
Quels seraient les remèdes pour travailler mieux ?
F. R. : Des mesures, classiques, pour renforcer la prévention, la médecine du travail, l’inspection du travail, rétablir les CHSCT comme garde-fous. Il faut aussi inscrire les troubles psychiques au tableau des maladies professionnelles. Mais le grand saut, c’est de faire entrer la démocratie au travail. Toutes les études le montrent, le chemin du progrès est connu : des salariés écoutés, associés aux décisions, ayant de l’influence sur leur propre travail, ces salariés-là vont mieux et sont en meilleure santé.
Comment faire ?
F. R. : Faire entrer davantage de démocratie dans l’entreprise. Cela nécessite de le faire par le haut et par le bas. La « démocratie par le haut » : c’est un tiers de salariés au conseil d’administration des entreprises, que les syndicalistes ne soient pas assis sur un strapontin, levant timidement la main, qu’ils pèsent sur les grandes orientations. S’agissant de la « démocratie par le bas », je propose une demi-journée par mois, rémunérée, sans les directions, avec des salariés qui discutent de leur travail, des plaisirs qu’ils en retirent, des difficultés qu’ils rencontrent, des changements qu’ils verraient pour l’organiser, voire l’améliorer. On sait que les groupes de parole instaurés dans certaines associations d’aide à domicile peuvent avoir un effet thérapeutique. Ils apportent beaucoup dans la construction des collectifs et peuvent permettre de faire remonter des questions sur l’organisation du travail. Il faut s’inspirer de ces expériences et remettre du collectif sur la question du travail afin que des revendications sur l’organisation soient élaborées et portées ensemble, et non plus tues dans le silence des cœurs.
Mal-Travail. Le choix des élites, François Ruffin, Les Liens qui libèrent, 224 pages, 15 euros