Un médecin exerçant dans un désert médical trouve-t-il plus de sens à ce qu’il fait ? Ou, au contraire, les contraintes subies vont-elles trop dégrader sa pratique ? Ces questions ont été traitées, parmi d’autres, dans une étude sur les effets d’une activité en zone désertifiée sur la santé et le travail de médecins généralistes. Menée en 2020 par Sandrine Caroly, professeure en ergonomie à l’université Grenoble-Alpes, avec Lucie Reboul, post-doctorante, cette recherche a été financée par la direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques (Drees) du ministère de la Santé et coordonnée par la sociologue Sandrine Garcia. L’étude s’est appuyée sur des entretiens et l’observation pendant un an de consultations d’une dizaine de médecins généralistes de la région Rhône-Alpes.
Tout d’abord, le manque de médecins dans une région n’est généralement pas un critère d’installation pour ces derniers. Celle-ci est décidée davantage en fonction de motifs personnels, dont la qualité de vie, que professionnels. « Je n’ai pas choisi de m’installer en désert médical, mais de m’installer à la campagne », précise ainsi Hélène Lacroix, généraliste qui a participé à l’enquête. En revanche, beaucoup de médecins ont assisté à la désertification médicale de leur zone d’activité au cours des quinze dernières années. Avec pour première conséquence une hausse de la patientèle potentielle. « La moyenne nationale est de 850 patients par généraliste, rappelle Sandrine Caroly. Pour ceux de notre enquête, la moyenne est de 1 348 patients, l’un d’eux en a même 2 500. »
Filtrer les demandes ou pas
Face à cette augmentation, les praticiens adoptent deux attitudes opposées. « Certains refusent de prendre des patients supplémentaires, ou même font un tri du type de population, en acceptant moins ceux dont la prise en charge est plus lourde comme les personnes âgées », poursuit Sandrine Caroly. A l’inverse, d’autres médecins s’attachent à répondre à toutes les demandes. Mais beaucoup modulent entre ces deux extrêmes, comme Frédérique Chapuis, âgée de 50 ans, qui a 2 400 patients et se définit comme « médecin de famille » : « Officiellement, je ne prends pas de nouveaux patients. Officieusement, j’en prends deux par jour pour dépanner. » Pour Claire Ortega, à la retraite depuis juin 2020 mais qui conserve une petite activité, accepter de nouveaux patients dépendait de l’expérience des internes stagiaires qu’elle encadrait : « J’avais 900 patients pour une activité à temps partiel et j’ai acquis la conviction que je ne sauverai pas le monde à moi seule. »
Exercer en zone désertifiée conduit souvent à augmenter le temps de travail. « L’amplitude horaire par jour varie entre 10 heures et 14 heures, pour 3 à 4,5 jours travaillés par semaine », explique Sandrine Caroly. La durée de consultation représente une autre variable d’ajustement. « Elle va de 10 à 20 minutes, note Sandrine Caroly, et même jusqu’à 60 minutes pour un des dix médecins. » La faiblesse du réseau médical et paramédical (spécialistes, hôpital, infirmiers, kinésithérapeutes, psychologues, etc.) sur lequel ils peuvent s’appuyer amène aussi les généralistes à des pratiques plus larges. « Certains médecins trouvent un sens à répondre aux aspects psychosociaux, d’autres à répondre aux urgences techniques », souligne Sandrine Caroly. « J’abordais le patient de manière globale, en replaçant le problème dans son contexte social et familial, témoigne Claire Ortega. Il n’était pas question de faire l’impasse sur les dimensions psychologiques et psychosomatiques. »
A partir de l’observation des dix généralistes, Sandrine Caroly a élaboré quatre profils : « Trois sont en bonne santé, quatre ont connu des épisodes d’épuisement, un est épuisé et deux ont le projet de quitter la profession. Leurs souffrances sont liées à l’intensité du travail, au volume de la patientèle, à l’impossibilité ou la difficulté de prendre des congés, au travail empêché, aux conflits de valeurs – ne pas pouvoir prendre le temps d’écouter ou aller vite, etc. –, à la mauvaise qualité des rapports sociaux avec des spécialistes, les urgences, certains confrères et à la difficulté de concilier travail et vie personnelle. » Pratiquer dans un désert médical peut apporter du sens, mais c’est d’abord dans le métier même que Frédérique Chapuis et Claire Ortega disent le trouver : « Exercer en zone fragile n’a pas donné plus de sens à mon travail, explique la seconde. Je reste très en colère contre les politiques qui n’ont pas empêché l’effondrement de la démographie médicale. »
Se protéger, une nécessité
Pour préserver leur santé, il faut que les praticiens posent des garde-fous. « Les contraintes fortes épuisent, en l’absence de soutien, note Sandrine Caroly. Les médecins doivent parvenir à maîtriser leur temps et la relation avec leurs patients, à avoir un réseau et à développer leurs compétences médicales ou biopsychosociales. » Claire Ortega a géré la pression en se protégeant : « Ma priorité est le patient en face de moi. J’aime les aider à trouver des ressources en eux. J’ai fait mon travail du mieux possible, mais pas au-delà de mes possibilités. »
C’est en s’associant avec son mari, généraliste lui aussi, que Claire Ortega a échappé à l’isolement. Elle a aussi participé à la création d’une maison de santé, qu’elle a intégrée pour ses cinq dernières années d’activité. « Notre métier de maître de stage nous a aidés à nous remettre en question et à nous tenir à jour des nouveautés, ajoute-t-elle. Nous avons également suivi des formations régulièrement. Sortir du cabinet et s’aérer les neurones motivent beaucoup. » Frédérique Chapuis a, elle, trouvé un remplaçant régulier pour prendre des congés tous les deux ou trois mois : « Ne plus ressentir d’empathie est pour moi le signe que je suis fatiguée et que je dois m’arrêter pendant une semaine ou plus. J’espère ne plus avoir ce rythme à 65 ans et qu’on aura trouvé une solution à la désertification médicale. Pour l’instant, j’arrive à tenir, mais je ne sais pas jusqu’à quand. »