Suite à la parution en 1998 du livre de Christophe Dejours Souffrance en France, le terme de "souffrance au travail" s'est imposé dans le débat public. Dans cet ouvrage, le psychiatre et psychanalyste dénonce les stratégies de lutte contre la peur et la honte au travail : soumission, cynisme viril, mensonge institué, banalisation du mal, etc. Pour lui et ceux qui participent à son laboratoire de recherche, cette souffrance ne s'arrête pas à la sortie de l'usine ou de l'hôpital : elle donne forme aux rapports sociaux en général. La même année, la psychiatre Marie-France Hirigoyen publie un livre sur le harcèlement moral au travail par des pervers narcissiques. Dans l'opinion, les messages se rejoignent, et cette confusion regrettable imprègne toujours l'espace public et l'esprit des lois aujourd'hui.
Depuis 1998, l'impact de l'exploitation de la force de travail a pris la forme d'un ressenti de souffrance psychique. L'insomnie, l'anxiété, la peur ou la dépression sont devenues pour les travailleurs des signes de l'aliénation de leurs forces vives au profit d'employeurs inconséquents. Mais les modes de production actuels (industrialisation mondialisée, financiarisation de l'économie...) sont moins questionnés que les modalités d'organisation du travail (intensificationmanagement par la performance, évaluation individualisée...). Et la nature de la production l'est encore plus rarement : des armes, des objets polluants ou des légumes bio ?
Historiquement, le lien entre troubles psychiques et travail a fait l'objet de deux approches différentes : celle de l'hygiénisme, de la santé publique et des sciences du travail, d'une part, et celle des soins psychiatriques, d'autre part.
Surmenage
Dans l'approche hygiéniste et de santé publique, Louis-René Villermé dénonce dès les débuts de l'industrialisation, au XIXe siècle, "ces maîtres sans entrailles qui considèrent leurs ouvriers comme de pures machines à produire" et l'état de santé catastrophique des travailleurs. Pour autant, le taylorisme réorganisera le travail pour augmenter les gains de productivité, avec l'objectif de réduire la "flânerie ouvrière" et ses techniques de résistance, en parcellisant les tâches et en abolissant les traditions de métier. Par la suite, le fordisme augmentera encore les gains grâce au travail à la chaîne, avec les résultats que l'on connaît de "fatigue nerveuse", "surmenage"... Cette détérioration grave de ce qu'on appellera la condition ouvrière provoque des réactions. Des combats sociaux s'organisent, on s'insurge contre les "cadences infernales".
Au début du XXe siècle, le psychiatre Edouard Toulouse, fondateur de la Ligue française d'hygiène mentale, veut corriger certaines inégalités sociales et fonde un laboratoire d'étude des aptitudes des hommes au travail. C'est le début des tests psychotechniques et de la lutte contre l'absentéisme et les "défaillances ouvrières". Les industriels solliciteront l'aide de cette "psychologie nouvelle" pour améliorer l'organisation scientifique du travail. La médecine du travail apparaît, elle, après la Deuxième Guerre mondiale. Elle prononce l'aptitude au travail, est conseil de l'employeur et surveille les effets de l'exposition des travailleurs aux différents dangers. C'est selon ce modèle que seront pris en charge les nouveaux troubles psychiques liés au travail dans les années 1990.
Suivant l'autre approche, celle des soins psychiatriques, des praticiens s'intéressent également aux travailleurs en souffrance dès le XIXe siècle. Jean-Martin Charcot, célèbre neurologue et psychiatre de la Salpêtrière, accorde alors beaucoup d'importance à la profession exercée par les patients qu'il reçoit et peut conclure que la "neurasthénie [d'un patient] est une neurasthénie accidentelle, créée de toutes pièces par les conditions d'existence surmenée que [son] état social lui impose". Plus tard, entre les deux guerres, le philosophe Georges Politzer prônera une "psychologie concrète" plus progressiste, c'est-à-dire prenant en compte ce qu'il appelle "le drame vécu", l'expérience sociale.
La névrose des téléphonistes
Après la Libération, trois traditions progressistes prendront en compte, chacune à sa manière, la question du travail. La première est celle de psychiatres comme Louis Le Guillant ou Jean Bégoin. Ils chercheront à prouver des liens de causalité directs entre certaines conditions de travail et certaines maladies mentales : la névrose des téléphonistes, les bouffées délirantes des bonnes à tout faire, l'anxiété des roulants de la SNCF, etc. Ces descriptions n'aboutiront qu'à une fin de non-recevoir de la part des autorités, qui feront remarquer que les bonnes à tout faire ne délirent pas toutes, que les téléphonistes n'ont pas toutes des troubles obsessionnels... Le travail ne peut donc pas être retenu comme cause principale des maladies. Le problème sera renvoyé à celui du recrutement, qui devra détecter plus efficacement les personnes fragiles avant l'embauche
La deuxième tradition regroupe des psychiatres comme Georges Daumezon, Paul Sivadon, Lucien Bonnafé, qui réorganiseront la psychiatrie publique vers une inscription des soins psychiatriques dans la cité et au travail. Paul Sivadon, en particulier, consacrera une grande partie de sa carrière au "reclassement des malades mentaux" et fondera en 1954, avec Claude Veil, la première consultation spécialisée de soins en psychiatrie du travail à Paris, à l'Elan retrouvé. Ils y accueilleront les "psychonévroses de travail" dans une démarche de "psychiatrie sociale".
La troisième tradition est celle de la psychothérapie institutionnelle, avec ses fondateurs, François Tosquelles, Jean Oury, Horace Torrubia. Pour Tosquelles, "le travail (l'organisation sociale du travail, plutôt que l'exercice musculaire ; la division du travail et les échanges de produits auxquels ils donnent lieu) et le langage semblent constituer les mécanismes propres à cette élaboration de l'homme par lui-même". Mais il émet des réserves au sujet des pratiques des tenants de la "psychiatrie sociale", avec ses techniques de dépistage et de prévention des maladies mentales liées au travail. A l'instar d'Henri Ey, qui craint "une psychiatrisation de la société entière", Tosquelles pense que les bons conseils sont une "position fort commode pour l'hygiéniste, peut-être moins confortable pour l'hygiénisé".
Même si les psychiatres continuent d'accueillir des travailleurs, l'étude du déterminisme social des maladies psychiques s'éteint peu à peu jusqu'aux années 1980. Jusqu'au retournement effectué par Christophe Dejours, qui inverse la question et ouvre une piste très féconde : chercher à comprendre comment font les gens, individuellement et collectivement, pour tenir dans des conditions de travail difficiles. Avec l'espoir que les modalités actuelles d'instruction de la causalité entre conditions de travail et troubles mentaux sortent du mode assurantiel de gestion des risques pour analyser et développer les techniques de soins spécialisées qui manquent cruellement.