Deux manières d'aborder la santé au travail coexistent en médecine du travail. La première, la plus répandue, est une approche médicale par les risques. Celle-ci s'appuie sur un entretien médico-professionnel, un examen clinique et, en conclusion, un diagnostic sur les risques et l'état de santé du salarié, d'éventuelles mesures d'adaptation du poste de travail, voire la déclaration d'une inaptitude. Héritée de la médecine légale, dont la médecine du travail est issue, cette pratique se rapproche aussi de celle, assurantielle, des médecins-conseils de la Sécurité sociale et demeure commune aux métiers de la prévention des risques professionnels.
La seconde approche est la clinique médicale du travail, qui investigue le lien entre santé et travail. Cette investigation clinique comporte bien entendu la revue des risques au poste de travail, mais ceux-ci sont examinés en relation avec l'activité réelle du salarié, son "travailler". Elle conçoit le travailleur comme un être "proactif", qui anticipe, se défend et peut être affecté par ce qu'il vit dans son travail. Une conception de l'homme au travail qui est issue des sciences humaines, ainsi que de l'ergonomie, de la psychodynamique du travail et de la clinique de l'activité.
Lorsque le "travailler" est menacé
La parole du salarié occupe une place centrale dans la clinique médicale du travail, ouvrant à une exploration la plus fine possible de son "travailler". Car lorsque celui-ci est menacé, la santé du salarié peut l'être également. Tout travail implique un engagement de la personne dans son activité, incluant une part de création et de souffrance. Aucun travail n'est cantonné à une exécution pure : le salarié fait au travail beaucoup plus que ce qui est attendu de lui, beaucoup plus que ce qu'il croit, et peut-être bien mieux, mais il ne le sait pas. L'activité du salarié n'est en effet pas spontanément accessible en totalité à sa conscience, ni ses mobiles. Une partie des enjeux psychiques autour du travail se situe là, dont l'issue est la santé ou l'entrée dans la maladie.
Il faut donc faire réapparaître aux yeux du salarié sa propre activité, en particulier lorsqu'il vient exposer un état de souffrance, en lui faisant raconter ce qui s'est produit dans son travail. Cette partie importante de la démarche clinique est aussi un vrai travail d'élaboration pour le salarié, qu'il ne peut mener avec le clinicien que s'il est en confiance. La relation avec le médecin prend alors un tour particulier.
Ce que raconte le salarié prend la forme d'un récit qui met en scène son "travailler", donne du corps à son activité. Cela l'aide à sortir d'un état de rumination dans lequel il pouvait errer auparavant : "mon directeur est toujours sur mon dos", "tout le monde m'en veut"... Il prend alors conscience des enjeux subjectifs sous-tendus par son travail et dans lesquels il engage sa santé, de même que des aspects conflictuels que contient toute activité. Le conflit à dénouer acquiert une dimension collective, le salarié n'ayant plus à le soutenir seul en mettant en jeu sa santé.
Double élaboration au cours de la consultation
De son côté, le médecin est très attentif à ce qu'il entend dans ce récit, interrompt le salarié pour lui indiquer ce qu'il ne comprend pas. Au cours de la consultation médicale, il y a donc une double élaboration : celle du salarié et celle du clinicien, qui, à partir de ce qu'il entend, peut aider le premier à préserver ou à retrouver son pouvoir d'agir, ou émettre des préconisations médicales de veille ou d'alerte valables pour le collectif de travail.