Avec l'explosion des pathologies psychiques liées au travail, les généralistes sont amenés à prendre en charge de plus en plus de salariés en souffrance. Pivot des soins, le médecin traitant est le plus souvent le premier interlocuteur de ces victimes du travail. Sur ce point, l'étude Héraclès, menée en 2014 auprès de 121 praticiens du Nord-Pas-de-Calais, est éloquente. Visant à évaluer la "surveillance par les médecins généralistes de la souffrance psychique liée au travail", elle montre qu'un quart des patients en activité consultant en médecine générale présentent des troubles psychiques en lien avec leur travail. L'anxiété généralisée, la dépression et les risques suicidaires sont les maux les plus fréquents.
Une enquête de 2009, réalisée par l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) auprès de 750 généralistes, indique que 86 % d'entre eux sont confrontés très souvent ou souvent à des patients qui présentent une souffrance psychique en lien avec le travail. Quelques récentes thèses de médecine, qui s'appuient sur des investigations, par questionnaires ou entretiens, auprès de généralistes du Finistère, de Franche-Comté, de l'Eure ou encore des Pays-de-la-Loire, font des constats similaires.
"Éloignés du monde de l'entreprise"
Or ces praticiens sont loin d'avoir tous reçu une formation en santé au travail, a fortiori en matière de prise en charge des pathologies psychiques d'origine professionnelle. Durant les six premières années d'études de médecine, seulement neuf heures en moyenne sont consacrées à la santé au travail. "En tant que médecins libéraux, nous sommes éloignés du monde de l'entreprise, nous avons du mal à imaginer ces situations de souffrance au travail", témoigne Isabelle Leclair, représentante du syndicat de médecins généralistes MG France dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (Paca). Elle a coordonné la rédaction d'un guide sur le sujet à destination des médecins libéraux. Cet outil présente notamment les ressources vers lesquelles ils peuvent se tourner, du médecin du travail ou de prévention aux médecins-conseils, en passant par le CHSCT ou les consultations de pathologie professionnelle.
Il ressort de l'étude Héraclès qu'un traitement médicamenteux par anxiolytiques, antidépresseurs et/ou somnifères a été prescrit à plus de 80 % des 525 patients présentant des troubles psychiques en lien avec leur activité. L'arrêt de travail arrive en deuxième position ; il concerne 60 % des cas, avec une durée médiane de trois semaines. Les observations sont du même ordre dans quelques-unes des enquêtes réalisées dans le cadre d'une thèse. Ainsi, Mélanie Duret, qui s'est penchée sur les généralistes de l'Eure, constate que les thérapeutiques médicamenteuses sont très répandues, alors que l'utilisation de l'arrêt de travail est variable d'un médecin à l'autre.
La crainte des sanctions
"Une prescription d'arrêt de travail est un outil thérapeutique, il permet d'extraire la personne du milieu qui la fait souffrir, une mise à distance nécessaire pour faire face à la situation", estime Cyril Bègue, médecin généraliste en Maine-et-Loire, qui a fait une étude sur la perception par ses confrères de la souffrance psychique en lien avec le travail. Philippe Foucras, généraliste et fondateur de l'association Formindep - qui milite "pour une formation et une information médicales indépendantes de tout autre intérêt que celui de la santé des personnes" -, note que beaucoup de médecins hésitent désormais à prescrire des arrêts de travail, par crainte de sanctions de l'Assurance maladie"L'arrêt de travail permet pourtant au salarié de se reconstruire, mais cela prend souvent des semaines, voire des mois", précise-t-il.
"Un couvercle sur la Cocotte-Minute"
Pour ces professionnels de santé, le traitement par des médicaments, s'il peut être utile ou nécessaire dans certains cas, ne devrait jamais être systématique. "A côté de l'arrêt de travail, la première réponse thérapeutique doit être de permettre à la personne de parler de sa souffrance, et de l'écouter, considère Patrick Dubreil, président du SMG, un syndicat de médecins généralistes très impliqué dans la santé au travail. Mais nombre de généralistes se contentent encore de prescrire un psychotrope, ce qui revient à mettre un couvercle sur la Cocotte-Minute."
Face aux décisions de l'Ordre des médecins qui limitent la possibilité pour les praticiens d'attester une relation causale entre le travail et un état de santé, le SMG préconise à ses adhérents de notifier comme motif d'arrêt maladie : "souffrance psychique en lien probable avec une situation de travail". "C'est important pour le patient que l'origine de ses troubles puisse être ainsi reconnue", note Patrick Dubreil. C'est aussi une première étape vers leur reconnaissance comme maladie professionnelle. Pour autant, dans les différentes études sur les pratiques des généralistes, la rédaction d'un certificat médical initial permettant une telle reconnaissance apparaît très rarement.
La majorité d'entre eux ne connaissent pas cette possibilité pour des pathologies professionnelles ne figurant dans aucun tableau. "Qui plus est, c'est tellement compliqué qu'on se demande souvent si cela vaut le coup pour nos patients", ajoute Isabelle Leclair. Elle fait état de la situation sociale difficile de l'un de ses patients, pour lequel elle a établi un certificat médical initial, toujours en attente d'une décision de l'Assurance maladie"Les généralistes proposent plus souvent des certificats en vue d'une déclaration en accident du travail, par exemple à la suite d'une altercation ou d'une humiliation ayant entraîné un stress aigu ou une angoisse", observe Cyril Bègue.
Peu de liens avec la médecine du travail
Le fait que les médecins traitants n'aient pas la possibilité d'agir sur les situations de travail pathogènes complique la prise en charge des salariés, comme le pointent plusieurs études. "Le généraliste seul est démuni, la prise en charge doit se faire avec le médecin du travail, qui va pouvoir agir sur l'organisation et les conditions de travail", indique Cyril Bègue.
Mais les liens entre les deux familles de praticiens sont encore peu fréquents. Dans l'échantillon de l'étude Héraclès, seuls 26 % des salariés en souffrance ont été orientés vers le médecin du travail. L'enquête de l'Inpes comme les travaux de thèse soulignent la persistance d'une méfiance chez certains généralistes, qui doutent de l'indépendance des médecins du travail. Pour d'autres, c'est avant tout la difficulté à joindre ces spécialistes qui explique ce manque de coopération. "Il est fréquent que les patients ne connaissent même pas le nom de leur médecin du travail", remarque Isabelle Leclair.
Dans le cadre de l'étude Héraclès, 20 % des généralistes font plutôt le choix d'orienter leurs patients vers un psychiatre ou un psychologue. Les honoraires élevés des uns ou les consultations non remboursées des autres sont cependant un frein à la prise en charge. Et les consultations de souffrance au travail sont peu connues des médecins généralistes.