Le travail du care, auquel vous vous intéressez, est effectué par une écrasante majorité de femmes, qui développent de grandes compétences en matière d’attention portée aux autres. Peut-on parler, à propos de tous ces métiers, d’une éthique féminine du travail ?
Pascale Molinier : Pas du tout. Car cette éthique, réelle, a été acquise, et sa féminisation est purement circonstancielle. Dans nos sociétés patriarcales, il y a une division sexuée du travail qui commence dès l’enfance. Les filles, puis les femmes, sont socialisées en réalisant toute une série de tâches qui prennent en compte l’attention aux autres. Les habiletés acquises dans le travail du care ont une forte orientation éthique, vers le souci d’autrui. Mais on parle bien de savoir-faire incorporés, d’une éthique qui se construit à travers l’expérience.
C’est pourquoi il n’y a, à mon sens, pas d’éthique féminine au travail. Je parlerais plutôt d’éthique différenciée, voire féminisée, mais pas « féminine ». Si l’on dit cela, les filles vont continuer à croire qu’elles sont faites pour ces métiers du soin tandis que les garçons ne le seraient pas. Et on va continuer à mal payer ces travaux si nécessaires car ils resteront confondus avec la nature des femmes.
Ce que le care met en évidence, dites-vous, ce sont nos vulnérabilités. Avoir des compétences pour considérer cette vulnérabilité, constitutive de notre humanité, est-ce que cela donne du sens au travail ?
P. M. : Le registre que ces travailleuses invoquent est plutôt celui de « l’indispensabilité », quelque chose que personne ne fait si elles ne s’en chargent pas elles-mêmes. Elles ont à accomplir beaucoup de tâches difficiles, ingrates, au contact des corps qui vieillissent par exemple, et elles n’ont pas beaucoup de reconnaissance pour cela. Mais elles ont le sentiment que si elles ne viennent pas, personne ne viendra à leur place.
Le mot-clé, sur le plan éthique, est celui de la responsabilité. Les femmes des milieux populaires qui travaillent à l’usine et auraient l’opportunité de changer d’activité veulent plutôt se tourner vers les métiers du care, par exemple devenir auxiliaire de vie scolaire. Car le care donne du sens à leur vie. Ces métiers comportent de nombreuses contraintes mais autorisent une grande richesse d’expériences ; c’est pourquoi il est si injuste qu’ils soient si mal rémunérés. L’exploitation de toutes ces indispensables travailleuses n’est pas digne de notre société.
Vous évoquez aussi le fait que le travail du care, difficile et exigeant, n’est possible qu’au prix d’un intense travail collectif. Est-ce que cette capacité à « faire collectif » fait partie du sens que les femmes donnent à leur travail ?
P. M. : La relation avec les collègues est très importante pour faire face aux moments d’épuisement et de lassitude, elle offre la possibilité d’avoir des relais, d’échanger les patients difficiles et de dire par exemple : « Aujourd’hui, je ne peux pas y aller. J’ai besoin que tu me remplaces. » Le collectif rend le travail supportable. Quand on retire du monde dans une équipe, on fait obstacle à cette créativité collective qui permet, au quotidien, des ajustements éthiques tout en contribuant à protéger la santé de toutes.