Bienvenue dans la ferme du futur ! Dans quelques décennies, les tâches dangereuses, sales et difficiles pourraient être de lointains souvenirs pour des agriculteurs épaulés par la robotique, l'automatisation et, de façon plus générale, par les nouvelles technologies. Des organismes de recherche comme l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (Irstea) travaillent aujourd'hui, avec l'appui d'équipementiers, au développement de solutions robotiques au sein d'une plate-forme, RobAgri, dont l'un des enjeux est l'"amélioration des conditions de travail". Une initiative qui s'inscrit dans le cadre du plan Agriculture-Innovation 2025, lancé en 2016 par les ministères de la Recherche et de l'Agriculture.
Une révolution, l'innovation technologique dans l'agriculture ? Pas tout à fait. "Cette profession se souvient que le tracteur est entré dans les cours des fermes en même temps que la machine à laver et associe la modernisation à un mouvement émancipateur", rappelle François Purseigle, sociologue spécialiste du monde agricole et professeur à l'Ecole nationale supérieure agronomique de Toulouse (Ensat). Les agriculteurs qui s'installent aujourd'hui, en majorité de jeunes hommes détenteurs d'un BTS, ont une appétence pour les nouvelles technologies, susceptibles de donner une image plus valorisante de leur profession et de résoudre des problèmes de main-d'oeuvre, mais aussi de diminuer les troubles musculo-squelettiques (TMS), responsables, selon la Mutualité sociale agricole (MSA), de 93 % des maladies professionnelles du secteur agricole en 2013.
Robots de traite
C'est dans le secteur de l'élevage que la robotique est le plus développée. "Les astreintes y sont en effet particulièrement importantes, surtout dans le domaine de la production laitière, qui exige une activité sept jours sur sept toute l'année", explique Michel Berducat, ingénieur de recherche à l'Irstea. Des machines distribuent automatiquement l'alimentation ou facilitent le paillage. Mais l'un des équipements les plus répandus est le robot de traite, présent actuellement dans une ferme sur deux au moment de l'installation. L'éleveur n'a plus à poser et enlever manuellement les godets trayeurs sur chaque vache matin et soir (manipulations qui entraînent des tendinites de l'épaule et du coude) : les vaches viennent à leur guise se faire traire automatiquement. A défaut de dispenser l'éleveur de toute présence, ce robot lui donne plus de souplesse dans l'organisation de son emploi du temps.
L'exemple type de la technologie idéale ? Pas si sûr. L'éleveur paie souvent l'allégement de ses tâches physiques par une charge mentale accrue. "Le robot mesure plusieurs dizaines de paramètres - qualité et quantité de lait, état sanitaire de la vache, etc. - et envoie des alertes pour signaler ceux qui sortent des normes, mais aussi le décrochage d'un manchon ou le blocage du système par un animal, expose Nathalie Hostiou, chercheuse à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra). Ces alertes pouvant être transmises jour et nuit à l'éleveur via son téléphone portable, elles peuvent lui donner l'impression d'être tout le temps dérangé. Certains éleveurs font le choix de vendre le robot pour revenir au système de traite classique."
Quel que soit le type d'élevage et d'animal, des capteurs de toutes sortes se développent. Certains évaluent la santé de l'animal par l'analyse de sa rumination, son activité, sa voix, etc. Autant de données que l'éleveur peut consulter même à distance, ce qui incite à ne jamais décrocher. D'autres innovations, en revanche, peuvent diminuer la charge mentale, comme les capteurs indiquant un vêlage imminent ou des chaleurs. "Les entreprises commercialisant ces technologies mettent en avant que les éleveurs peuvent s'occuper de plus d'animaux en moins de temps, en se concentrant sur ceux qui demandent une attention spécifique", signale Nathalie Hostiou.
Moins en pointe, les cultures ne sont cependant pas en reste, avec là encore l'argument de la diminution de la pénibilité. Des machines récoltent les betteraves, des robots désherbent, des brouettes automatiques suivent le vigneron. Si le robot de cueillette n'en est encore qu'à l'étape du prototype, les tracteurs sont déjà équipés de nombreux capteurs et de caméras, complétés par des moniteurs en cabine. Des systèmes de guidage par GPS calculent avec une précision centimétrique le chemin que doit suivre l'engin pour semer, traiter, récolter ou effectuer des demi-tours en bout de champ. "Les conducteurs n'ont plus à toucher le volant, rapporte Loïc Mazenc, doctorant en sociologie à l'Institut national polytechnique de Toulouse. Leur travail est transféré à la machine, ce que tous ne vivent pas forcément bien." Les salons professionnels présentent d'ores et déjà des tracteurs sans cabine, entièrement autonomes et capables d'aller seuls dans les parcelles, ce que la réglementation interdit.
A terme, un éloignement de l'engin pourrait pourtant représenter un bénéfice pour la santé des cultivateurs. "Selon les données de la MSA, les équipements agricoles, dont les vibrations sont à l'origine de TMS, sont aussi accidentogènes, souligne Vincent Tardieu, journaliste scientifique et auteur d'un ouvrage sur l'agriculture connectée (voir "A lire"). En 2013, 33 % des décès chez les salariés et 31 % chez les non-salariés étaient liés aux machines." Certaines technologies pourraient réduire l'exposition aux risques toxiques liés aux produits phytosanitaires, les équipements de protection individuelle n'étant pas suffisamment efficaces. "Données satellitaires et drones se combineraient pour établir des cartographies de l'état de la végétation et les besoins en azote, afin de réaliser un traitement non plus uniforme sur la parcelle, mais spécifique à l'échelle intraparcellaire, parfois au mètre, voire à la dizaine de centimètres près", décrit Vincent Tardieu. A l'avenir, des robots pulvérisateurs devraient éloigner le cultivateur du produit. "Davantage que l'épandage, la phase où il est le plus en contact avec les produits est celle de la préparation de la bouillie, précise Nicolas Tricot, chargé de recherche à l'Irstea. La robotisation de cette étape éliminerait le risque de contamination de la personne."
Des terres sans paysans ?
Comme dans l'élevage, les évolutions en cours s'accompagnent d'une augmentation de la charge mentale pour le dirigeant ou le salarié, dont chaque tâche tout au long de la journée peut être évaluée par un logiciel, comme l'a observé Loïc Mazenc dans une exploitation maraîchère. Ces transformations actuelles et à venir dessinent également une agriculture où le travail humain se trouve en forte réduction. Aux Etats-Unis, selon Sophie Devienne, ingénieure agronome et enseignante à AgroParisTech, des équipements permettent l'élevage de 2 000 porcs en même temps, le travail étant réduit à la surveillance ; et depuis les années 1990, un cultivateur peut exploiter seul une ferme de 400 à 500 hectares.
Ces technologies font craindre à certains la disparition de la profession, les robots gérant à l'avenir de façon autonome la production végétale, mais aussi animale, ce qui poserait des problèmes éthiques. On peut déjà aujourd'hui parler d'une mutation du métier vers un rôle de superviseur. "D'ici vingt ou trente ans, les agriculteurs pourraient n'avoir plus qu'à valider de leur bureau ce que proposeraient des outils d'aide à la décision complètement automatisés", estime Nicolas Tricot. Or la question de la perte de sens de l'activité se pose tout particulièrement dans une profession marquée par un taux de suicide trois fois plus élevé que chez les cadres. Porte-parole de la Confédération paysanne et éleveur, Laurent Pinatel témoigne : "Si je fais ce métier, c'est pour être au contact des animaux, regarder si les épis de blé sont mûrs. Déléguer à des robots le lien avec la vie animale et végétale me paraît aller à contresens du métier de paysan."
Les capteurs génèrent pléthore de données, un big data agricole qu'entendent exploiter des start-ups pour les revendre sous forme de services... aux agriculteurs. "Ces évolutions s'accompagnent d'une dépossession des savoirs et des savoir-faire, ainsi que d'une prolétarisation d'agriculteurs en perte d'identité et de maîtrise", déplore Julien Reynier, chargé du développement de l'Atelier paysan, une coopérative d'autoconstruction qui veut donner à chacun les moyens de réaliser les outils dont il a besoin. L'accès à ces technologies implique en effet plus de dépendance vis-à-vis de prestataires, avec les risques psychosociaux associés à cette diminution de l'autonomie.
Ces technologies push (sans demande préexistante) ont souvent un coût élevé, alors que le secteur subit déjà un fort endettement, générant une pression psychique importante. Un guidage par satellite coûte ainsi entre 15 000 et 25 000 euros, une arracheuse de betteraves, 400 000 euros. Et un robot de traite, 150 000 euros. "A 300 euros la tonne de lait, cela fait beaucoup de lait à traire pour le payer, commente Laurent Pinatel. Les vendeurs de rêve poussent à un surinvestissement, avec pour résultat une fragilisation psychologique des paysans dont ils n'assument pas les conséquences. On vend à ces derniers la modernité comme valorisation, et c'est un piège qui se referme sur eux."
"Une dangereuse fuite en avant"
Le temps gagné d'un côté est consacré à la création d'autres activités pour générer un complément financier... afin de rembourser le nouvel emprunt. "Cela peut devenir une dangereuse fuite en avant, où l'outil fait le projet et non l'inverse", avertit Vincent Tardieu. Cette tendance accroît encore la dualité entre de grandes exploitations, équipées des dernières technologies et tentées de se développer davantage pour rentabiliser ces investissements, et de petites exploitations, bio ou alternatives, qui veillent à maîtriser leurs charges.
Néanmoins, le recours aux innovations peut passer par d'autres canaux. "A l'Atelier paysan, les agriculteurs conçoivent avec l'aide d'ingénieurs les machines low tech adaptées à leurs pratiques, indique Julien Reynier. Les plans de 40 outils sont diffusés sur notre site Internet en open source. Ils permettent de s'affranchir de la chimie ou d'atténuer la pénibilité. Un autre outil de travail pour les paysans est possible, appropriable, réparable, à la mesure des projets agroécologiques qui maintiennent l'emploi au pays." Vincent Tardieu conclut : "Par le collectif, les agriculteurs vont sélectionner les outils qui leur rendent un réel service. Mais il faut absolument les accompagner pour établir des diagnostics sérieux et indépendants de leurs besoins réels, ce qu'on ne peut pas attendre de constructeurs s'inscrivant dans une logique de marché. L'équipement en nouvelles technologies peut aussi s'étendre par des acquisitions partagées au sein de coopératives d'utilisation de matériel agricole, les Cuma,ou par le développement des entreprises de travaux agricoles. La messe n'est pas dite."