Des destructions massives d'emplois, l'homme supplanté par le robot, la création d'une "taxe sur les robots" pour renflouer les caisses de la Sécurité sociale, qui ne seraient plus suffisamment alimentées par les cotisations sociales... Les médias consacrent beaucoup de place, ces derniers mois, aux conséquences potentielles de l'automatisation croissante du travail. L'imaginaire collectif associant sans surprise automatisation et robotisation industrielle, la plupart des articles portent sur les conditions d'un travail collaboratif homme-robot ou sur le scénario d'une éviction possible du travailleur par la machine. Ce sont en effet de véritables enjeux, d'ores et déjà traités par la normalisation internationale relative aux machines, avec des résultats parfois préoccupants (voir encadré page 29).
Pourtant, cette intrusion du logiciel dans tous les aspects de la vie économique pourrait avoir des conséquences s'étendant bien au-delà du champ industriel, en impactant les services, mais aussi en bouleversant l'organisation du travail, les formes d'emploi, les contrats de travail, le statut même du travail et du travailleur dans la société.
Ces dernières décennies, les stratégies d'optimisation des coûts mises en oeuvre à travers l'externalisation de certaines tâches, confiées à des sous-traitants, si elles se sont traduites par des suppressions de postes au sein des entreprises utilisatrices, n'ont pas remis en cause l'existence d'un noyau dur de travailleurs. Ceux-ci, employés avec des contrats stables, demeurent les garants de la continuité de l'entreprise et de sa culture et sont censés lui permettre de conserver la maîtrise du "coeur de métier". Or, aujourd'hui, Melissa Valentine et Michael Bernstein, deux chercheurs de l'université américaine de Stanford, au sein de la Silicon Valley, annoncent la fin de ce modèle.
"Organisations flash"
L'heure serait bientôt à la constitution d'"organisations flash" à durée déterminée, grâce aux progrès des technologies de l'information et de la communication et en particulier au développement de l'intelligence artificielle. Un système dont les performances dépasseraient celles de collectifs pérennes de travailleurs. Jusqu'à présent, ce nouveau mode d'organisation, intitulé "foundry" ("fonderie" en français) n'a été utilisé que pour la conception d'applications pour des smartphones, de jeux et d'animations vidéo, de cours en ligne. Mais ses possibilités de développement vont bien au-delà et sont déjà testées à titre expérimental dans d'autres secteurs : toutes les activités informatiques, de même que les industries pharmaceutique et agroalimentaire, à travers la définition de stratégies d'entreprise et le choix de développement de certains produits préférentiellement à d'autres.
Une coopération humains-robots envisagée non sans heurts
Michel
Héry
Les progrès rapides de la robotisation font que les barrières de séparation physique actuellement mises en place entre robots et travailleurs pourraient disparaître dans les années à venir, en vue de collaborations plus étroites et plus actives. En Allemagne, une des branches de la DGUV (Deutsche Gesetzliche Unfallversicherung), fédération allemande des organismes d'assurance des accidents du travail, a donné des mandats de recherche et émis des recommandations concernant l'identification des risques liés à ces collaborations.
Une des études menées dans ce cadre a suggéré l'inscription, dans la normalisation internationale relative aux machines, de deux nouvelles catégories de blessures :
- les blessures légères et sans conséquences qui peuvent guérir totalement sans traitement médical - contusions, légers hématomes ou enflures -, l'épiderme ne devant être ni écorché, ni pénétré ;
- les lésions restant au-dessous du seuil d'apparition de la douleur.
L'objectif est de considérer les contacts ne provoquant aucune douleur comme inoffensifs en matière d'évaluation des risques. Il serait donc implicitement admis qu'un robot puisse heurter un travailleur, pourvu que le dommage se limite à des contusions, légers hématomes ou enflures. Il ne semble pas être venu à l'esprit des auteurs de cette étude que, au-delà de la violence physique, le fait qu'un humain soit heurté par une machine puisse être psychologiquement inacceptable. A titre d'exemple, si cela intervenait entre deux travailleurs autrement que de façon purement accidentelle et exceptionnelle, des modifications de l'organisation du travail seraient entreprises afin d'éviter la répétition de tels incidents.
"Acceptation". En France, le Syndicat des machines et technologies de production (Symop) a publié un livre blanc consacré au droit de la robotique. On peut y lire la recommandation suivante : "Acceptation des chocs (détermination des seuils d'acceptabilité sociale et de détermination du risque)". Avec des arguments eux aussi chocs : "Aujourd'hui, les risques d'accident sont admis notamment pour les voitures. Pourquoi ne pas admettre et accepter un tel risque pour les robots ?" Ou encore : "La tolérance des êtres humains aux défauts est nulle. L'attente envers les machines est supérieure à celle des êtres humains. Socialement, l'homme n'est pas capable d'accepter que le robot puisse se tromper et blesser. [...] Cela nécessite une évolution progressive de la société. Le cadre légal et réglementaire ne doit donc pas devancer l'acceptation humaine mais doit l'accompagner."
Le modèle de foundry est basé sur la capacité de recruter des équipes de façon quasi instantanée (en 10 à 20 minutes) pour l'analyse initiale d'un problème, puis pour le développement de solutions au problème identifié, ou encore pour la synthèse des résultats intermédiaires ou finals. Ces opérations de recrutement ne sont plus effectuées par des humains et ne s'accompagnent plus de toute une procédure d'émission d'annonces de recrutement, d'examens de CV, d'entretiens. Elles sont assurées par une intelligence artificielle. Sur la base d'une analyse des besoins et de celle de profils très détaillés (formation initiale de chaque individu, acquisition de connaissances ultérieures, travaux précédemment effectués, avec qui, notations par d'autres, points forts et faibles, etc.) et disponibles dans une ou plusieurs bases de données, cette intelligence artificielle est capable de recruter au fur et à mesure et pour une durée très limitée (de 1 à 4 heures) le travailleur ayant les compétences nécessaires.
Le modèle aurait également un autre atout : il oriente le comportement de chacun vers la meilleure efficacité, afin de ne pas obérer la possibilité d'être recruté pour un projet ultérieur. Il ne serait donc plus indispensable de maintenir des équipes permanentes, dont les compétences ne seront jamais idéalement adaptées au besoin précis et dont le recrutement et la rémunération sont coûteux.
L'idée peut sembler peu réaliste, voire folle. Rappelons cependant que, dès aujourd'hui, une part importante du processus de recrutement de spécialistes par certaines entreprises de services du numérique (nouvelle dénomination des sociétés de services et d'ingénierie en informatique ou SSII) est déjà informatisée, la contribution humaine n'intervenant qu'à la fin de la chaîne de décision.
En tout état de cause, le modèle de foundry a le mérite de pointer les enjeux d'une automatisation poussée du travail. Ils ne sont pas très différents de ceux déjà identifiés pour la robotisation. Celle-ci peut constituer un formidable outil permettant de diminuer les contraintes physiques pour le travailleur et d'enrichir le travail. Mais elle peut aussi, en l'absence de contrôle social, conduire à un mode de travail aliénant, dans lequel le travailleur serait contraint de s'adapter au rythme de la machine, avec toutes les conséquences physiques et psychologiques qu'on peut aisément imaginer.
De ce point de vue, le modèle de Valentine et Bernstein vient compléter le paysage. Au risque d'une mise en concurrence des robots avec les travailleurs peu ou pas qualifiés, ou en tout cas peu recherchés par les entreprises, en fonction des coûts d'investissement et d'exploitation, il faudrait ajouter celui d'une mobilisation permanente des travailleurs qualifiés, relevant pratiquement tous du statut d'indépendant, acteurs non seulement de leur propre e-réputation, mais également impliqués de façon directe dans celle de leurs collègues. Des individus par ailleurs contraints à une totale transparence vis-à-vis des bases de données recensant leurs compétences.
Il est aujourd'hui difficile de se figurer concrètement à quel type de société ce mode d'organisation du travail peut conduire. Le premier mot qui vient spontanément à l'esprit est celui, déjà évoqué, de contrainte. Mais un type particulier de contrainte, exercé par l'environnement tout entier, par une société omniprésente et désincarnée en même temps : l'employeur reste virtuel, les collaborateurs sont déterminés par une intelligence artificielle et les contacts physiques entre eux sont inutiles ; le travail mené est le plus souvent parcellaire et seul un nombre très limité de personnes a une vision globale de la tâche effectuée.
Pour chaque travailleur, les autres collaborateurs sont à la fois des alliés, censés se mobiliser pour que le chantier commun soit réalisé au mieux et au plus tôt, et une menace potentielle, car ils peuvent obérer son score individuel via leurs actions ou le jeu de l'évaluation croisée. Dans ce schéma, le travailleur est pris dans une double contrainte : faire au mieux, mais surtout faire au plus vite afin d'être disponible pour un autre contrat ; ou encore réaliser en simultané plusieurs contrats tout en devant faire des arbitrages (aux dépens de sa vie privée, de sa santé ?) dans l'emploi des 24 heures dont il dispose quotidiennement.
De nécessaires régulations
Il demeure difficile d'imaginer le système de protection sociale qui pourrait être associé à ce modèle, sans parler d'un dispositif collectif de prévention des risques professionnels. D'autant plus que, dans une économie mondialisée, il apparaît comme logique que les équipes puissent aussi être constituées de travailleurs localisés dans le monde entier. C'est déjà le cas des personnes employées par Amazon Mechanical Turk. Cette plate-forme web de crowdsourcing, ou production participative, permet de distribuer à des individus, via Internet, des tâches rémunérées plus ou moins complexes. Selon le site Wikipedia, "il s'agit souvent d'analyser ou de produire de l'information dans des domaines où l'intelligence artificielle est encore trop peu performante".
Le pire n'étant jamais certain, on peut aussi imaginer la mise en place de régulations, soit par les Etats, soit par les entreprises, soit par les travailleurs eux-mêmes. D'ailleurs, Michael Bernstein pose lui-même la question vis-à-vis du modèle de foundry : "Il reste à déterminer la valeur du travail quand les contrats durent quelques minutes ou quelques semaines." Mais les formes que pourraient prendre ces régulations, comme ce qui contribuerait à les mettre en place, restent autant de points d'interrogation pour le prospectiviste...