Plus encore que dans d’autres secteurs professionnels, tout a commencé par une série d’annonces discordantes pour le corps enseignant. Le 28 février, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, assure qu’« un dispositif d’enseignement à distance est prêt ». Le 5 mars, il annonce que les écoles ne fermeront pas. Propos démentis une semaine plus tard par le président de la République. « Le jeudi, juste avant l’annonce présidentielle, j’avais réuni les parents des élèves de grande section pour leur exposer la préparation au passage au CP, explique Céline Fort, directrice d’école maternelle à Villefontaine, en Isère. Le lendemain, nous nous sommes sentis très démunis pour répondre à leurs questions sur la fermeture le lundi suivant. » Avant le confinement, l’équipe pédagogique s’est attelée à mettre en place des moyens de communiquer avec les familles : création d’une boîte mail, récolte et saisie des adresses des parents, appels à ceux qui ne les avaient pas fournies. « Il y a eu quelques jours de panique, résume Céline Fort. Le départ s’est fait un peu en catastrophe. »
A la sidération s’est ajouté pour les enseignants un sentiment de culpabilité vis-à-vis des élèves. « J’ai eu l’impression de les abandonner », témoigne Marie-Anne Dupuis, professeur d’économie et gestion dans un lycée professionnel de Ruelle-sur-Touvre (Charente). Pour échanger avec les familles, les personnels du second degré et du supérieur ont disposé d’outils numériques comme l’Environnement numérique de travail (ENT), mais ceux-ci n’existent pas en primaire et maternelle.
En outre, les enseignants, qui ne bénéficient d’aucune aide financière pour s’équiper, ont dû travailler avec leur matériel personnel. « Chacun s’est débrouillé, avec des pratiques très différentes à l’intérieur d’un même établissement », note Yannick Lefebvre, professeur d’histoire-géographie dans un collège de Reims et responsable du groupe métier au sein du syndicat Snes-FSU. « Il a fallu faire passer ce qui était prévu en classe à un format où certaines interactions, nécessaires pour s’ajuster aux élèves, disparaissaient », souligne-t-il. « Ils ont montré une grande adaptation aux capacités de communication des familles, qui n’avaient souvent qu’un seul ordinateur ou parfois aucun, précise Cécile Brunon, professeure des écoles et ergonome. Face aux limites des dispositifs mis en place par l’Education nationale, ils ont dû se tourner vers des applications et logiciels qui ne garantissaient pas toujours l’anonymat des données. »
Les enseignants ont notamment fait assaut d’inventivité dans l’usage des outils numériques : courriels, SMS, messageries de jeux vidéo, classes virtuelles (néanmoins peu employées en raison des problèmes de connexion et des chahuts), groupes WhatsApp, création d’espaces collaboratifs via l’application Padlet, etc. Ils s’y sont initiés « dans l’urgence et la douleur, avec pour principal soutien leurs collègues », selon Yannick Lefebvre. L’Education nationale n’a proposé des formations en ligne que tardivement. Créatrice d’une chaîne YouTube en 2015, Marie-Anne Dupuis a intensifié l’usage de ces outils : « J’essaie de raccrocher tous les élèves, dont parfois le téléphone est le seul équipement, en multipliant les supports. Mais je souffre de ne pas arriver à en récupérer certains. » La diminution des réponses des élèves au fil des semaines a été un souci majeur pour les enseignants.
Système D
A l’inverse, ces derniers, contactés en permanence, ont vu se brouiller les frontières entre les sphères professionnelle et privée. « Week-ends et jours fériés, je réponds aux élèves, relate Marie-Anne Dupuis. J’ai l’impression de ne presque jamais décrocher. » Si la vidéo est vécue souvent comme intrusive, des professeurs de maternelle et de primaire se sont réjouis de la proximité nouvelle qu’elle apporte. « Cette réactivité que les enseignants se sont imposée a contribué à maintenir un lien fort avec les enfants », estime Dominique Cau-Bareille, maîtresse de conférences en ergonomie à l’université de Lyon 2 et spécialiste de l’éducation. De même qu’il existe des élèves décrocheurs, il y a eu aussi des « professeurs décrocheurs », reconnaît Stéphanie de Vanssay, conseillère nationale pédagogie et questions numériques du syndicat SE-Unsa : « Tous n’ont pas su ou pas voulu se raccrocher aux supports numériques. Demeure chez beaucoup l’idée que le professeur doit être infaillible. Les problèmes techniques en ont découragé plus d’un. »
Retour à l’école sous tension
La reprise des cours a marqué une autre étape clé. « Après avoir dû, dans un temps extrêmement court, réorganiser de fond en comble leur activité pédagogique, voire s’initier à de nouvelles procédures, au prix de stress et de journées de travail très longues, il a fallu aux enseignants penser le déconfinement dans un contexte sanitaire incertain », déplore Marie-Hélène Luçon, professeure de philosophie et secrétaire du CHSCT académique de Poitiers. Ils ont dû gérer les élèves en présentiel et à distance, avec un alourdissement de leur emploi du temps, ou se les partager entre collègues, les uns prenant en charge les présents, les autres ceux restés chez eux, récupérant dans les deux cas des enfants qu’ils ne connaissaient pas ou mal. En maternelle, le protocole sanitaire a été particulièrement lourd et difficile à appliquer. « Comment demander à un enfant de trois ans de respecter les gestes barrières toute une journée ? interroge Céline Fort. C’est en inadéquation avec les apprentissages de l’école maternelle : socialisation, coopération, partage de jeux, etc. Ce qui peut être ressenti par les professeurs comme une injonction paradoxale. » Finalement, sa mairie a décidé de ne pas rouvrir les maternelles avant septembre, suscitant une incompréhension des parents à laquelle la directrice doit répondre.
Au-delà d’une rentrée en septembre qui stresse les enseignants, que restera-t-il de cette crise sanitaire ? En premier lieu, une défiance accrue à l’égard du ministère, dont les consignes floues, comme l’exigence indéfinie de « continuité pédagogique », ont compliqué la tâche. « Mais la crise sanitaire a aussi remis sur la table des questions de fond sur le sens de l’école, les inégalités, l’utilité des notes, le lien pédagogique, les modalités de travail », constate Stéphanie de Vanssay. La plupart des enseignants ont progressé dans l’usage des outils numériques et comptent rentabiliser cet apprentissage. « Mais il faut que leur place devienne un sujet de discussion, voire de négociation, au même titre que le nombre d’élèves par classe, la rémunération ou les programmes », commente Patrick Loire, consultant au cabinet Secafi. « Les outils numériques n’apportent pas d’aide en eux-mêmes, rappelle Stéphanie de Vanssay. Mais notre rôle est de donner aux élèves des stratégies pour se débrouiller au mieux dans le monde, et le numérique en fait pleinement partie. »
Une surcharge de travail pour deux enseignants sur trois
C. R.-N.
S’appuyant sur plus de 7 500 réponses, une enquête conduite par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs (Christine Félix, Pierre-Alain Filippi, Sophie Gebeil et Perrine Martin) de l’université d’Aix-Marseille a permis de dégager quelques tendances chiffrées sur la transformation du travail enseignant en période de confinement. Plus des deux tiers des enseignants disent ainsi avoir vu augmenter leur temps de travail (61 % des répondants en maternelle et jusqu’à 76,5 % au collège). Le tiers restant se divise en parts égales entre ceux qui ont moins et autant travaillé. 52,8 % des répondants du supérieur disent avoir passé plus de huit heures par jour devant un écran (contre 19,7 % en temps normal) ; la plupart ont consacré moins de temps à la recherche au profit de l’enseignement. En tête des activités chronophages dans les échanges, vient la reformulation des consignes – à destination des parents ou des élèves selon les niveaux. Seuls 13,1 % des répondants en maternelle ont un ordinateur professionnel, et ils ne sont guère plus dans les niveaux suivants. En revanche, 71,6 % des enseignants du supérieur en sont équipés ; et 29 % d’entre eux ont mis en place des classes virtuelles.