Dans un avis d’avril 2023, intitulé Travail et santé environnement : quels défis à relever face aux dérèglements climatiques ?, le Comité économique, social et environnemental (Cese) préconise « d’inscrire l’écoute des salariés parmi les principes généraux de prévention du Code du travail ». La proposition, simple, est limpide pour tous ceux qui s'intéressent à l'amélioration des conditions de travail. Elle apparaît comme une sorte d'évidence. Mais pour mettre en œuvre cet excellent principe, les difficultés sont bien réelles. Il est possible d’en établir une typologie, développée ci-après et réalisée à partir d’expériences de terrain (voir Repères).
Un silence imbrisable
La première difficulté relève de ce que l'on peut qualifier d'indicible. L'indicible, c'est ce que les salariés n'arrivent pas à dire et cela, pour plusieurs raisons. Il y a, tout d’abord, des éléments qui relèvent de l‘intimité de leur situation de travail, qu’ils n'ont pas forcément envie de dévoiler, comme les trucs et tours de main mis en œuvre au quotidien pour atteindre leurs objectifs. Les salariés préfèrent garder pour eux ces éléments lorsqu'ils ont déjà fait l'expérience d’une utilisation à leur détriment de ce qu’ils ont pu en révéler. « Si j’explique comment je gagne du temps, le temps alloué va être réduit », peut-on entendre par exemple.
Mais, dans la catégorie des propos indicibles, d'autres éléments relèvent de ce que l'on n’ose pas dire par peur de la façon dont ce sera compris. Le point de vue est original, différent, voire marginal, et devient très difficile à exprimer par peur du jugement des autres. Prenons l'exemple d'un jeune cadre de la banque. Après de premières années passées en back-office à démêler des dossiers compliqués, il se voit proposer un poste au contact de la clientèle, étape classique d’une carrière ascendante dans le métier. Ce salarié, malgré sa formation en école de commerce, est paniqué par le contact direct avec les clients. Mais, dans son contexte professionnel, il n'arrive pas à le dire. C'est indicible.
Autre exemple dans une entreprise où un salarié occupe un poste peu qualifié et ne travaille que la nuit. La DRH lui propose une formation lui permettant de monter en qualification et d'accéder à des postes de jour. Cette proposition bouleverse sa vie personnelle. Il habite très loin et se déplace à contre-courant dans des conditions acceptables : vers Paris, tard le soir, et vers son domicile, tôt le matin. Par cet éloignement, il a pu se loger plus confortablement malgré son petit salaire. Est-ce facile de dire que l'on préfère un poste très peu qualifié, routinier, qui ne s'exerce que la nuit ? Là aussi, il n'arrive pas à le dire. Ce type de difficulté peut être dépassé si « l’écoutant » dispose de temps. L’écoute de l’entourage du salarié peut aussi être utile.
Trop de bruit
La deuxième difficulté relève de l'inaudible. Les salariés font part de difficultés ou d’un point de vue spécifique mais dans un contexte où personne ne les entend. Lors d’un plan de licenciement, où la moitié des postes est supprimée, celui qui s'exprimera sur ses conditions de travail alors que son poste est préservé demeurera totalement inaudible. Il a la chance de garder son poste et il est donc presque indécent de s'en plaindre. Quoi qu'il dise, ses propos ne seront pas entendus.
Plus couramment, un salarié qui exprimera une revendication spécifique sur ses conditions de travail dans un contexte de mécontentement général restera souvent inaudible. Dans le brouhaha d’une grogne globale, son propos sera perçu comme s'inscrivant dans la revendication plus globale de la population concernée.
Une autre situation, fréquemment observée, concerne des salariés minoritaires dans leur entreprise pour des raisons diverses : une femme dans une entreprise très masculine, un jeune dans une population très âgée, toute personne qui s’écarterait de la « moyenne ». Soit leurs propos sont « étrangers » aux préoccupations de ceux qui les reçoivent, soit ils dérangent. Si ces salariés arrivent à dire un certain nombre de choses sur leur situation, il arrive souvent que personne ne les entende.
Incompréhensions
Une troisième catégorie de difficulté concerne les propos incompris. Les salariés livrent leur point de vue mais ceux qui les écoutent ne les comprennent pas. Pour les uns et pour les autres, les mots n'ont pas la même signification. Par exemple, quand un employeur parle de rationalisation, il évoque ce qui lui paraît « rationnel ». Ses interlocuteurs, du côté des salariés ou de leurs syndicats, entendent plutôt l'aspect « rationnement ». La ration et la raison peuvent renvoyer à la même étymologie, mais être sources de larges malentendus.
Cette difficulté renvoie aussi à des différences de culture ou d'idéologie. Dans un centre d'appels, les offres proposées aux clients sont foisonnantes et évoluent vite. Les salariés qui doivent renseigner les clients n'arrivent plus à gérer cette complexité. Ils le disent mais le dirigeant ne les comprend pas. Il est ingénieur. Sa passion personnelle, c'est la résolution de problèmes mathématiques complexes. Dans son esprit, la complexité est synonyme de plaisir. Quand les tâches sont trop simples, il est persuadé que les salariés s'ennuient.
Il faut souligner aussi la barrière de la langue qui est largement sous-estimée. On pense d'abord à des salariés qui maîtrisent mal le français et dont la parole va souvent être incomprise de ceux qui croient les écouter. Cela renvoie aussi à la pratique fréquente de l'anglais imposée dans un grand nombre de multinationales alors même que certains salariés ont une maîtrise très partielle de cette langue.
C’est le cas dans cette entreprise de haute technologie. Une technicienne y a pour supérieur hiérarchique un cadre espagnol qui fait de gros efforts pour parler le plus possible en français mais ce dernier ne maîtrise pas toutes les nuances de notre langue. La salariée ne parle pas anglais alors que son entretien professionnel doit se faire dans cette langue. Son responsable hiérarchique est bienveillant, sympathique, mais il ne comprend pas l’expression de ses demandes et aucune mesure de prévention ne sera mise en place malgré sa grande difficulté à tenir son poste. Dans ce cas de figure, l’aide d’un tiers est souvent indispensable. Les experts mandatés par les CSE jouent un rôle souvent essentiel dans ces situations.
Surdité organisationnelle
La dernière difficulté est plus classique et renvoie aux situations où toute expression semble vaine. Le point de vue des salariés est bien exprimé ; il est entendu, compris, mais aucune suite ne lui est donnée. Ou une suite est bien envisagée mais toujours différée, édulcorée. Cette situation est fréquente au premier niveau de management, avec des encadrants proches de leurs équipes et très à l’écoute de leur situation mais qui, eux-mêmes, ne sont pas entendus : l’information ne « remonte » pas.
Dans certaines entreprises, lors de grandes opérations « d’écoute » des salariés, on observe, à chaque échelon hiérarchique, un processus qui édulcore, filtre les messages, et se finit en « eau tiède » sans intérêt. Combien de baromètres n’interrogent le personnel que sur la base de formulations toutes positives, sans aucune chance de capter des avis utiles pour travailler mieux ?
Faire de l’écoute des salariés un principe de prévention suppose de dépasser chacun de ces obstacles. Les démarches qui s’engageront sur cette voie devront être patientes, procéder à des expérimentations, corriger leurs erreurs. Elles pourront aussi être accompagnées par des professionnels qui en ont déjà une pratique accomplie. Les entreprises qui sauront avancer sur ce chemin y gagneront en efficacité. L’énergie et l’engagement que chacun met dans son activité peuvent en effet plus facilement se déployer si les causes de tensions éventuelles sont débattues et trouvent des solutions d’apaisement.