Les salariés ont des choses à dire sur leur travail. Les écouter est essentiel, pour développer la prévention des risques professionnels, accompagner les transitions, accroître les compétences, bref pour maintenir les performances. La question n’est pas nouvelle. Les lois Auroux en 1982 avaient déjà pointé la nécessité de donner la parole aux salariés pour améliorer les conditions de travail, avec la mise en place de groupes d’expression. Malheureusement, ces derniers n’ont que rarement été le réceptacle d’une parole sur le travail, car ils sont souvent restés sous le regard de la hiérarchie, sans possibilité de discuter des objectifs à atteindre.
Pourtant, cette question de l’écoute de la parole des travailleurs n’a jamais été aussi centrale, tant ce qu’on sait du travail aujourd’hui est inquiétant pour la bonne marche des entreprises, la santé des salariés et la vitalité de la démocratie. Les indicateurs d’accidents du travail par exemple, pour ne prendre que ceux-là, montrent qu’avec près de deux décès au travail chaque jour, la persistance des mauvaises conditions de travail reste préoccupante. Les organisations ne prennent pas suffisamment en compte les besoins, les spécificités des femmes et des hommes au travail.
Quand rien ne remonte
Bien entendu, la parole ne se développe que si, en face, on écoute. Or, dans de nombreuses entreprises la pertinence de cette parole sur le travail est remise en cause. Les informations disponibles sur le terrain ne remontent pas ou plus dans l’organisation et ne sont donc pas prises en compte par les directions. Celles-ci sont pour leur part confortées dans l’idée que tout va bien, que leur modèle est le bon. Pourtant, si les situations complexes, difficiles, insoutenables ne remontent pas, les problèmes demeurent et peuvent s’accentuer jusqu’à des situations critiques.
Dans de nombreuses entreprises, et particulièrement en France, il n’est pas attendu en effet du manager qu’il capte le réel et le fasse remonter dans la hiérarchie mais, au contraire, qu’il descende des informations à son équipe et traite les problèmes. Des problèmes qui ne trouvent pas toujours à se résoudre à son échelle. Par ailleurs, pour arriver à la performance attendue, la hiérarchie se fie dorénavant davantage à des indicateurs et tableaux de bord, qui ne disent rien de ce qu’il a fallu mettre en œuvre. Il est pourtant essentiel de comprendre pourquoi quelque chose a bien fonctionné, de repérer ce qu’il a fallu faire pour y arriver, en termes de savoir-faire, d’entraide, et le coût que cela a eu pour les salariés, en matière de charge de travail, de risques, de santé, de casse de matériel, de rebuts…
Le silence organisationnel, comme l’a défini l’ergonome François Daniellou (voir A lire), empêche la parole de remonter et donne l’illusion du contrôle parce qu’il y a des procédures pour tout. Cela conduit en réalité à des impasses en termes de prévention des risques professionnels. Pour construire de la prévention et de la sécurité, les entreprises ont besoin d’une pluralité de connaissances, pas seulement de savoirs experts, techniques ou procéduraux. Les connaissances des salariés, tirées de leurs pratiques, de leurs savoirs situés, de leur expérience sont tout aussi indispensables. L’intelligence des salariés compte pour beaucoup dans la sécurité.
Intensification et individualisation
Ce recueil de la parole des salariés sur leurs conditions de travail est d’autant plus important qu’il est rendu plus difficile par le contexte d’intensification du travail, rencontré depuis les années 1990, avec là aussi des enjeux de santé. Les contraintes du secteur industriel (procédures, consignes, cadrage de l’activité, contrôle) ont aujourd’hui envahi le secteur des services et celles de ce secteur s’appliquent désormais à l’industrie (adaptation à la demande changeante du client, réactivité, initiative). Les salariés se trouvent ainsi placés au cœur de contradictions où il leur est demandé à la fois de suivre des objectifs et procédures rigides tout en étant à l’écoute du client dont, par définition, on ne peut ni prévoir ni standardiser les comportements. S’ajoute à cela le développement de politiques RH de plus en plus individualisées (horaires, rémunération, parcours…).
En conséquence, les salariés vivent les difficultés pour bien faire leur travail dans la solitude et l’indignité personnelle. Les collectifs sont délités, compliquant l’entraide, les solidarités de métier, la transmission des savoir-faire. Chacun fait face aux dilemmes du travail avec un faible soutien de la hiérarchie, rivée sur les indicateurs de gestion, mais aussi des collègues, qui ne partagent pas forcément la même conception de ce qu’est un travail de qualité. Chacun apporte alors une réponse personnelle aux exigences du travail, en fonction de son expérience, de sa sensibilité, tout en étant en difficulté pour soutenir ses propres exigences de qualité.
Face à cet isolement, écouter ce que chacun défend et s’accorder collectivement sur les choix à faire face aux dilemmes du travail est vital pour sortir de la souffrance et des conflits vécus comme des conflits de personne, alors que ce sont des conflits sur la façon de bien faire son travail.
Pouvoir penser son travail
Dans ce contexte, écouter c’est d’abord aider l’autre à élaborer sa réflexion, en sortant des généralités pour plonger dans les détails. S’appesantir sur ce qui ne fonctionne pas comme prévu avec un dossier, un client, une pièce à façonner ; identifier les aléas… Cela permet de faire évoluer sa propre activité. Au-delà de la mise en circulation d’informations, l’écoute permet à celui qui parle de comprendre finement ce qui se joue dans son travail particulier, ce qu’il déploie pour y arriver. En faisant ce récit à un collègue, un manager, un élu du personnel, le travailleur construit un point de vue, élabore une pensée, comme le décrit Philippe Davezies (voir A lire). Cette prise de conscience de la façon dont il soutient ses propres exigences de qualité, qui jusque-là lui restait obscure, lui permettra d’expliquer et partager son point de vue, de questionner des objectifs quantitatifs et qualitatifs souvent assignés sans discussion, de résister à la pression gestionnaire qui ne s’appesantit pas sur les détails.
L’intensification du travail et ses corollaires compromettent également le développement des compétences des nouveaux salariés. Les possibilités d’apprendre le métier au contact direct des collègues sont entamées par l’individualisation du rapport au travail. Or, pour apprendre les gestes professionnels, ne pas les reproduire mécaniquement mais les faire siens et y mettre sa patte, chacun a besoin de mettre en mots ce qu’il découvre, ce qu’il comprend du travail à faire.
Ces étapes réflexives où le novice revient sur son activité ne se réduisent pas à du débriefing pour savoir si tout s’est bien passé, ni à de la transmission de consignes pour redire comment il aurait dû faire. Il s’agit d’un temps pour analyser ce qui s’est passé, ce qui l’a conduit à faire tel ou tel choix, ce que cela a produit. Ces moments de partage lui permettront de devenir un bon professionnel reconnu par ses pairs. C’est ainsi que peut se construire l’expérience au long d’un parcours professionnel.
Place à la discussion
Le manque d’attractivité de certains métiers dont se plaignent actuellement les entreprises doit beaucoup, certes, aux conditions de travail (horaires, pénibilité), mais aussi aux conditions d’intégration et de professionnalisation des nouveaux. Personne n’a de temps à leur consacrer pour les guider. Redonner de la place à la discussion avec les novices serait essentiel pour les garder.
Construire des espaces autonomes de discussion et d’élaboration sur le travail apparaît ainsi comme une exigence cruciale pour le rendre soutenable. L’enjeu n’est plus seulement de préserver la santé des individus. Il s’agit aussi de remettre sur pied des dynamiques collectives au niveau local et, au-delà, de revitaliser la démocratie sur un plan plus global, laquelle dépend en définitive de la possibilité qu’ont ou non les gens de penser, débattre et agir ensemble sur les affaires du quotidien.