Si plusieurs accidents de soins dans des hôpitaux ont défrayé la chronique récemment, les réactions à chaud sont peu propices à une réflexion de fond sur des situations en définitive très complexes. Mais il n'y a pas de doute que, dans un système médical dispersé, avec une multitude de professions et une contrainte économique toujours plus tendue, un risque important d'erreur est encouru par les soignants, et donc par les patients. Peu importe les chiffres, chaque événement est un drame, et il est toujours possible de faire mieux. Mais comment faire mieux ?
La première étape en matière de sécurité consiste en général à élaborer des défenses contre des menaces ou des risques déjà observés. Mais la tentation est grande d'en faire trop à ce stade, de multiplier les contraintes de procédure, de contrôle. La démarche de sécurité s'ajoute alors à la démarche qualité, qui s'ajoute elle-même aux précautions inculquées dans chaque métier. Elle s'inscrit souvent dans une logique administrative, de plus en plus éloignée du patient, au risque de créer une chape qui peut handicaper la performance des équipes, du fait du temps nécessaire à la mise en oeuvre des procédures, et finir même par se retourner contre la sécurité. C'est le modèle du "mardi matin" où, en réaction à un problème, tout le monde propose son idée en matière de sécurité et où les décisions idéales sur le papier vont s'avérer irréalistes dès le mardi après-midi. Il va manquer du personnel, du matériel ou bien la personne clé finit son roulement à 14 heures !
Double dérive
Dans ce registre de prescription sécuritaire renforcée, le système peut déraper de deux façons : par excès de rigidité ou par excès de déviance. Ces deux travers étant finalement les symptômes d'une même pathologie : un excès de zèle sur des sujets de sécurité secondaires et un manque de compréhension et d'adhésion des personnels au dispositif de sécurité.
Trop de rigidité dans les procédures tend à installer un système de routines et, surtout, à brider l'autonomie des personnels, pourtant nécessaire à la gestion des situations non standard. Au fil des contraintes de sécurité et de contrôle imposées pour obtenir certaines autorisations, certains rendez-vous, l'accès aux médicaments le week-end ou la nuit, le parcours du patient s'allonge dangereusement, au point d'être en décalage avec les nécessités médicales. Mais trop de contraintes et de freins finissent également par engendrer une déviance progressive et silencieuse vis-à-vis des procédures. Cette déviance participe toujours d'une double dérive, initiée par la hiérarchie et entretenue par le personnel.
Comme on vient de le voir, la hiérarchie a une forte tendance à édicter des normes de sécurité qui ne résistent pas à la quantité de travail à faire. Dans des situations de surcharge ou dégradées - hélas banales -, la hiérarchie pousse son personnel à s'adapter aux circonstances et à déroger aux précautions officielles qu'elle a établies. Elle peut ainsi être amenée à demander à certains agents de travailler avec des patients qui ne relèvent pas de leur compétence ou de faire des actes complexes pour lesquels ils rendent service sans formation, afin de suppléer leurs collègues du service d'accueil normal.
Ces dérives sont ensuite intégrées par les agents et se traduisent par des arrangements personnels : la procédure accélérée du jour exceptionnel devient la règle, les changements de roulement deviennent un droit, la camaraderie devient un mode de gestion de ses propres contraintes. Par exemple, tel anesthésiste demande à être remplacé en dernière minute par un autre, qui ne connaît pas forcément le dossier du patient.
Cette forme de déviance devient normale, banale. Elle est tolérée par tous. C'est une petite déviance, qui vise d'abord les solutions de précaution intégrées à l'organisation du travail. Eloignée de l'acte concret sur le patient, cette déviance ne tue pas, ou rarement, mais toute la crédibilité du système de sécurité en souffre. Le risque est que les petites déviances s'accumulent et finissent par s'étendre à des domaines plus sensibles en matière de sécurité du patient... Ou qu'elles occasionnent une perte de repères chez les professionnels les plus fragiles, leur permettant de dévier des pratiques de sécurité dans la plus grande indifférence, sans plus y voir le moindre mal...
Solidarité et transparence
Comment éviter de telles situations ? Il revient tout d'abord aux tutelles, à la direction et à l'encadrement d'éviter tout excès de zèle sur les questions de sécurité et toute stratégie du "mardi matin". Une bonne sécurité doit être expliquée et comprise par tous, limitée à l'essentiel, centrée sur le patient et pas "sacrifiable" à la moindre sollicitation sur une activité concurrente.
Il est ensuite essentiel que les agents puissent élaborer collectivement une culture de sécurité fondée sur la solidarité, afin de rompre avec cette forme d'indifférence où chacun travaille dans son coin sans vouloir discuter ce que fait son voisin. Une bonne culture de sécurité doit permettre de déclarer les incidents, les siens comme ceux des autres, et de les partager en groupe pour trouver des solutions. Pour cela, il faut que la hiérarchie soit prête à assumer cette transparence, à s'engager derrière les acteurs pour ne pas punir ni désigner de bouc émissaire, à ajuster les procédures si nécessaire et à tenir compte des contraintes réelles.
Une telle démarche aura aussi un effet sur la souffrance des personnels. Aujourd'hui, la spirale infernale tourne dans le mauvais sens. Plus la crise s'installe, plus les acteurs réagissent dans l'indifférence mutuelle, sans être capables de sortir de cette logique. Or plus ils aggravent le non-dit sur la sécurité du système, plus leur propre pathologie de souffrance s'accroît, car ils souffrent aussi du travail mal fait et de l'indifférence. Mais inverser la tendance représente un véritable effort. La solidarité ne se construit pas spontanément. Les cadres de proximité ont un rôle essentiel, ainsi que tout le dispositif hiérarchique, par la confiance qu'ils doivent déléguer. Cela fait partie des prérequis d'un rapport plus harmonieux entre santé des personnels et contraintes de travail. C'est aussi un des défis les plus forts que doit relever l'hôpital de demain pour devenir plus sûr.
Faiblesse de coordination
Bien entendu, d'autres actions sont nécessaires pour sécuriser un système aussi complexe que le secteur hospitalier. La plupart des problèmes proviennent de son organisation interne, notamment de la faiblesse de la coordination entre les services, entre les hôpitaux, avec le secteur libéral. Ils sont aussi liés à des logiques professionnelles contradictoires, au contrôle impossible du flux des patients. On ne ferme jamais les portes d'un hôpital à un malade... La réussite à ce dernier niveau exige de transformer profondément l'organisation, les professions et les statuts, ce qui reste évidemment un défi encore plus grand que les précédents...