C'est la première fois que le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) central de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) déclenche une procédure pour danger grave et imminent (DGI) sur les conditions de travail. Le 20 juin 2008, les représentants des salariés lancent l'alerte. Ils estiment que les personnels, toutes catégories confondues, travaillent "aux limites de leur sécurité et de celle des usagers dont ils ont la responsabilité". L'annonce, à la veille de l'été, de nouvelles coupes dans les budgets et les effectifs, déjà considérés comme limites, a mis le feu aux poudres. Les représentants du personnel évoquent la souffrance exprimée par des agents épuisés, l'intensification du travail due à un sous-effectif de plus en plus aigu, les postes vacants non pourvus, les horaires à rallonge non reconnus, les plannings fluctuants, les astreintes téléphoniques déguisées... "Les agents disent qu'ils n'en peuvent plus. Ils n'arrivent plus à faire leur travail. Il manque du personnel dans tous les services", résume Denis Planchet, cadre soignant et représentant CFDT au CHSCT central.
Conformément au droit d'alerte prévu par le Code du travail, le danger grave et imminent dénoncé par le CHSCT a été consigné par écrit dans un registre spécial. Dès que le DGI est porté à sa connaissance, l'employeur doit immédiatement diligenter une enquête. A défaut, il doit réunir un CHSCT extraordinaire dans les 24 heures, après avoir averti l'Inspection du travail et la caisse régionale d'assurance maladie (Cram), afin d'envisager les mesures de prévention à prendre. En l'occurrence, la direction de l'AP-HP n'a pas souhaité lancer d'enquête, compte tenu des termes "généraux et imprécis" de l'alerte.
Saisie par la direction, l'Inspection du travail n'a pas reconnu non plus l'existence d'un danger grave et imminent sur le plan de la définition légale. Néanmoins, au vu de son enquête, l'Inspection précise dans un courrier transmis à la direction que l'alerte déclenchée par les membres du CHSCT ne lui semble pas dénuée de tout fondement. "Les éléments à l'origine de son fondement sont susceptibles d'avoir, le cas échéant, des conséquences graves sur l'état physique et mental de votre personnel", écrit ainsi Françoise Rambaud, inspectrice du travail. Celle-ci souligne un certain nombre d'éléments. En 2007, 123 situations de DGI ont été rapportées sur 19 sites de l'AP-HP. Parmi elles, 43 mentionnaient l'insuffisance d'effectifs et 10 la dégradation des conditions de travail et des relations au travail. Plusieurs CHSCT locaux ont demandé des expertises liées au problème des effectifs et des conditions de travail, et des documents d'évaluation des risques signalent l'existence de risques psychosociaux. Enfin, l'analyse des bilans sociaux fait apparaître une augmentation du nombre et de la gravité des accidents du travail.
"Du pur bricolage"
"Bien que l'Inspection du travail n'ait pas reconnu l'existence d'un DGI, nous prenons cette procédure d'alerte très au sérieux", affirme Jean-Paul Martin, chef du service santé-social à la direction de l'AP-HP. Il précise qu'un certain nombre d'actions ont été mises en oeuvre, notamment la reprise du programme de prévention des risques professionnels et d'amélioration des conditions de travail, ainsi que la réunion de groupes de travail sur les indicateurs des risques psychosociaux et l'absentéisme. "C'est du pur bricolage, déplore Réjane Prestail, secrétaire du CHSCT central et membre de la CGT. Dans les faits, la direction ne nous écoute pas, ne propose rien pour améliorer les conditions de travail." Mis à part le représentant de la CFDT, les organisations syndicales ont décidé de boycotter les groupes de travail. Un boycott lié également à la mobilisation intersyndicale contre le projet actuel de regroupement des 38 établissements de l'AP-HP en une quinzaine de groupes hospitaliers.
Les syndicats considèrent que cette mutualisation des ressources et des personnels va accentuer la dégradation des conditions de travail. "Les agents vont être déplacés d'un établissement à un autre en fonction des besoins. La direction s'accommode du manque d'effectifs en accroissant la flexibilité", estime René Valentin, représentant de FO au CHSCT central. D'après le militant, cette politique va à l'encontre de la fidélisation des agents, alors que les services souffrent déjà d'un turn-over catastrophique. Las de leurs conditions de travail de plus en plus pénibles, les soignants doivent jongler avec des plannings fluctuant au gré des besoins des services. Appelés malgré eux à gérer la pénurie de soignants - une pénurie que certains jugent "organisée" pour asphyxier l'hôpital public -, ils n'ont plus la possibilité de prévoir leur vie familiale et privée sereinement. "Et c'est de plus en plus difficile de vivre en région parisienne avec 1 500 euros, ne serait-ce que pour trouver un logement", tient à ajouter René Valentin.
Groupes de travail, expertises
Si les représentants au CHSCT central de l'AP-HP semblent aujourd'hui quelque peu dubitatifs quant à l'efficacité de la procédure de DGI, celle-ci continue d'être utilisée par les CHSCT locaux. "Il s'agit de ne pas relâcher la pression", justifie Réjane Prestail. Chaque mois, une dizaine de DGI sont déclarés par les CHSCT des hôpitaux de l'AP-HP. Environ la moitié des procédures mentionnent des problèmes d'effectifs, de stress et de surcharge de travail, d'autres font état de problèmes de sécurité concernant le stockage de tel ou tel toxique, la vétusté des installations, mais aussi des actes de vandalisme ou des agressions de personnels... Face à ces alertes, certaines directions se contentent de nier l'existence d'un DGI, d'autres convoquent des CHSCT, mettent en place des groupes de travail, des expertises.
Ainsi, les projets ou mises en place d'horaires de travail en 12 heures ont donné lieu à quelques expertises, mandatées par les CHSCT, afin d'évaluer leur impact en termes de conditions de travail et de risques professionnels. Parfois souhaités par les agents eux-mêmes pour limiter le nombre de jours travaillés ou des déplacements pénibles en région parisienne, ces horaires en 12 heures sont destinés surtout à pallier les problèmes d'effectifs. Deux rapports d'expertise, l'un concernant les urgences de l'hôpital Ambroise-Paré et l'autre l'hôpital Beaujon, pointent des risques pour la santé des agents soumis à de telles cadences. "Le travail en 12 heures risque de nuire à la qualité des soins et fait prendre des risques aux agents", indique ainsi le rapport du cabinet Isast pour l'hôpital Beaujon. "Les horaires en 12 heures produisent une fatigue importante dont des signaux inquiétants commencent à apparaître, avec en particulier le risque routier lors du trajet de retour", relève de son côté le cabinet Emergences pour Ambroise-Paré. En dépit de ces mises en garde, les horaires en 12 heures sont une des solutions les plus fréquemment envisagées par les directions hospitalières à l'AP-HP pour continuer à assurer la permanence des soins. "Nous n'avons pas beaucoup de marges de manoeuvre sur les effectifs", rappelle Jean-Paul Martin. "Seule une réorganisation nous permettra de conserver l'efficience", plaide-t-il.
Objectiver la situation
Au centre hospitalier du Havre, comme à l'AP-HP, le passage aux 12 heures ne fait pas recette auprès des représentants du personnel au CHSCT. Ces derniers dénoncent eux aussi un manque de moyens et ils encouragent les agents à signaler systématiquement à la direction les situations dans lesquelles ils travaillent en sous-effectif. Ces fiches d'alerte, transmises en double aux syndicalistes, permettent au CHSCT d'objectiver la situation. "Lorsque nous parlions jusqu'alors des problèmes d'effectifs, la direction considérait que c'était une vue de l'esprit des syndicalistes. Aujourd'hui, l'ensemble des traces écrites permet d'engager sa responsabilité", précise Philippe Le Corre, représentant syndical de la CGT au CHSCT de l'hôpital. Les militants havrais ont décidé de réserver la procédure de DGI - "dernier outil avant la grève", selon Philippe Le Corre - aux situations les plus critiques. Début janvier, le CHSCT a ainsi fait jouer cette procédure pour les agents du service de soins de suite et de réadaptation. Elle a visiblement porté ses fruits, puisqu'une nouvelle infirmière et un agent hospitalier sont très vite arrivés dans le service. "Cet outil permet aussi aux directions d'argumenter face à leurs tutelles", ajoute Philippe Le Corre.
A Strasbourg, c'est une infirmière du service de rééducation fonctionnelle de l'hôpital de Hautepierre qui, à titre individuel, a eu recours en janvier au droit d'alerte. "Pendant les vacances de Noël, je me suis de nouveau retrouvée seule tout un vendredi avec 30 malades, dont un à récupérer au bloc opératoire, un patient trachéotomisé à surveiller, une dame qui n'allait vraiment pas bien...", témoigne Sandra Geiss. Epuisée et stressée, mais surtout "écoeurée de n'avoir plus le temps de faire des soins de qualité", cette infirmière a décidé de réagir en dénonçant un danger grave et imminent. Soutenus par les syndicats de l'hôpital, les soignants du service avaient pourtant déjà averti par courrier la direction de l'hôpital des difficultés dues au manque d'effectifs. Mise au pied du mur, la direction n'a pas eu d'autre solution que de pourvoir un des postes vacants dans le service.
Faire preuve de discernement
Les élus du CHSCT de l'hôpital psychiatrique Henri-Laborit de Poitiers ont, eux aussi, eu recours à la procédure d'alerte pour DGI. Deux fois en quatre ans. "C'est un outil qui doit être utilisé avec parcimonie afin que la démarche ne soit pas vidée de son sens", prévient Philippe Joulain, infirmier psychiatrique et délégué de la CGT au CHSCT de l'établissement. La première alerte, qui concernait les effectifs de nuit, a débouché sur le recrutement de 17 agents supplémentaires. Une seconde alerte a été déposée en 2007 pour le service de gérontopsychiatrie, dans lequel une seule infirmière devait s'occuper d'une vingtaine de personnes âgées démentes. Au grand dam des syndicats, la direction a résolu le problème en redéployant les effectifs. Selon Philippe Joulain, la situation sur l'ensemble de l'établissement continue à se détériorer. En 2008, le nombre d'actes de violence à l'encontre des soignants aurait quasiment doublé. "Compte tenu du manque de personnel, nous n'avons plus le temps de voir et d'écouter nos patients, de déceler leurs angoisses. La moindre situation de crise peut dégénérer", commente l'infirmier. Encore une situation de danger grave et imminent ?
Expertise à Bichat après le suicide d'une cadre
Coïncidence malheureuse, les représentants du personnel au CHSCT de l'hôpital parisien Bichat-Claude Bernard ont appris en juillet le suicide d'une de leurs collègues le jour même où ils déposaient une procédure d'alerte pour danger grave et imminent. Pour le syndicat Sud Santé-sociaux de l'établissement, ce drame est incontestablement lié aux conditions de travail insupportables de la jeune femme. Le syndicat demande donc que ce suicide soit reconnu comme accident du travail. Cadre soignante dans un service de radiologie, la jeune femme aurait en effet laissé une lettre d'adieu pour ses proches dans laquelle elle mettrait clairement en cause la lourdeur de ses tâches professionnelles. "Seule à assurer le travail de quatre cadres, cette jeune femme travaillait entre 12 et 14 heures par jour, week-ends et jours fériés compris. Elle avait plus de 200 jours de récupération à prendre", précise Sandrine Desgrugilliers, élue Sud au CHSCT de Bichat. Une enquête interne diligentée par l'AP-HP n'a pas montré de lien entre ce suicide et les conditions de travail, la direction évoquant des problèmes personnels. A l'initiative des élus Sud, le CHSCT de l'établissement a fait appel à un cabinet d'expertise indépendant, Alpha Conseil. Dans l'attente des conclusions de l'expert, les autres syndicats restent très prudents sur les liens éventuels entre ce drame et les conditions de travail. Plusieurs militants syndicaux rappellent néanmoins que nombre de postes de cadres restent vacants dans les services.