Une parenthèse extraordinaire : c’est ainsi que les praticiens hospitaliers décrivent les mois de mars-avril en pleine épidémie de coronavirus. Une période douloureuse et stressante, bien sûr, car il a fallu affronter une maladie inconnue, très contagieuse et gérer un afflux massif de patients en situation de détresse respiratoire. Mais un épisode enchanté aussi car, pour une fois, les équipes médicales et administratives ont fonctionné main dans la main au service d’un même objectif : le soin. La question n’était plus de savoir comment faire des économies, mais quelles solutions imaginer collectivement pour pouvoir accueillir tous les malades.
A bout de souffle, désossé, miné par des années d’austérité budgétaire, l’hôpital public s’est retrouvé en première ligne, a su se mobiliser, se réinventer, faire face. « On savait tous pourquoi on bossait, on éprouvait le sens de notre travail, témoigne Anne Gervais, hépatologue, cofondatrice du Collectif inter-hôpitaux (CIH), qui partage son temps entre les établissements Bichat à Paris et Louis-Mourier à Colombes. C’étaient nous les médecins qui proposions et l’administration suivait. » Au CHU de Besançon, le neurochirurgien Laurent Thinès, membre du CIH, a apprécié de « retrouver le fonctionnement normal de l’hôpital public, avec les conditions requises pour soigner tout patient qui se présentait ». Un fonctionnement disparu, selon lui, depuis la loi Bachelot de 2009 : « La direction est devenue toute puissante, gérant l’établissement sans écoute des équipes médicales et sur un seul critère : l’économie budgétaire. »
Une administration au service des malades
L’enquête menée depuis la mi-mars dans plusieurs structures hospitalières par des chercheurs dont Fanny Vincent, sociologue à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), confirme cet état de grâce. « Toutes les demandes des médecins, en matériel et effectifs, étaient aussitôt satisfaites », relate-t-elle. Cosecrétaire générale du syndicat SUD Santé Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Cathy Le Gac l’atteste aussi. A l’hôpital Beaujon de Clichy où, volontaire, elle a renfilé pour deux mois sa blouse d’infirmière en réanimation, elle a apprécié un confort de travail inhabituel : « Nous étions neuf infirmiers au lieu de sept habituellement et six aides-soignants au lieu de quatre. » En temps normal, les urgences du centre hospitalier de Saint-Nazaire sont toujours débordées, « avec des patients qui attendent sur des brancards durant des heures », témoigne Fabien Paris, infirmier. Mais avec le Covid-19, tout a changé : « L’activité programmée a été différée, le reste de l’hôpital s’est arrêté, raconte-t-il. Le nombre d’admissions aux urgences a été divisé par deux, alors même que nous bénéficiions du renfort exceptionnel des chirurgiens de l’orthopédie. Nous n’avons jamais été submergés. »
La vague épidémique a aussi balayé la lourdeur administrative qui entrave habituellement la marche de l’hôpital. Cecilia De la Garza, ergonome, a commencé à la mi-mars une série d’entretiens avec des soignants de l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière : « Un médecin-chef qui avait quitté ses fonctions il y a un an, lassé par le fléau bureaucratique, est revenu pour proposer son aide : il a été stupéfait de voir qu’on lui a fait un contrat en une heure ! » Et cette chercheuse de souligner la grande solidarité qui s’est manifestée : « Des médecins dont les services étaient fermés sont venus prêter main-forte aux infirmières en réanimation, car il fallait quatre personnes pour pouvoir bouger ces patients qui requéraient une surveillance constante. Une première ! » La « hiérarchie du savant » n’existait plus, selon Anne Gervais : « Face à cette maladie inconnue, l’infirmière ou l’interne en savaient autant que moi. Je n’avais jamais vu cela dans ma carrière, sinon lors de l’apparition du sida : le fait d’improviser de nouveaux outils, d’apprendre tous les jours, d’apporter chacun sa vision, d’œuvrer de façon collective… Cela a soudé des liens, comme dans les tranchées. »
Mais la parenthèse n’a pas été aussi enchantée partout en France, ni pour tous. Les témoignages recueillis par Fanny Vincent montrent une hétérogénéité flagrante des situations selon les régions : « En Ile-de-France ou dans le Grand Est, les équipes n’ont pas eu la même expérience que dans le Sud-Ouest. » Avec des différences aussi selon les professions : le vécu des infirmières n’a pas été celui des médecins. Au centre hospitalier d’Epernay, Estelle Gajewski, infirmière, membre du Collectif inter-urgences, a apprécié « la grande solidarité au sein de l’hôpital, le travail en équipe ». Elle a toutefois souffert du manque d’écoute, de l’administration notamment : « Les paramédicaux n’ont pas été associés à la réorganisation des locaux et des services. Les directives, validées par un médecin urgentiste, provenaient de la direction, sans aucune consultation du cadre infirmier. »
Pénurie d’équipements stressante
Les infirmiers ont très mal vécu la pénurie d’équipements. « On a dû inventer par exemple l’usage unique… “lavable et réutilisable” pour les combinaisons de protection ! », précise Fabien Paris. « Il n’y avait plus de surblouses au bout de quinze jours, on nous a alors distribué des blouses en plastique, reproche Cathy Le Gac à l’AP-HP. On a travaillé en mode dégradé du point de vue de l’hygiène, ce qui a contribué à la contamination du personnel. » Cadre infirmier aux urgences de Lariboisière à Paris, Théophile Bastide évoque « le sentiment d’impuissance » dont ont pu souffrir ses collègues et les aides-soignants : « Il fallait faire face à une maladie inconnue, l’état des patients pouvait s’aggraver soudainement. Il y avait la peur d’être débordés, inefficaces, et celle d’être contaminés, de ramener le virus chez soi. »
Efforts exceptionnels
Si la réactivité, l’ingéniosité et l’engagement du personnel hospitalier sont salués partout, personne ne tire pourtant gloire de la manière dont la crise sanitaire a été gérée. « Héros ? Non. On a fait notre boulot, sans états d’âme, en se serrant les coudes, c’est dans notre ADN », rectifie Anne Leclercq, responsable de la qualité de vie au travail à l’hôpital de Dieppe. « Cela fait partie de l’éthique des soignants de s’organiser dans l’urgence, de faire avec les moyens du bord, même s’il est vrai qu’ils ont mis cela en œuvre de façon impressionnante, observe Fanny Vincent. Surtout que la mobilisation pour sauver l’hôpital public était toujours en cours au moment où la vague épidémique a débuté : ils l’ont stoppée pour s’investir à 200 % contre le Covid-19. »
La crise sanitaire a agi comme une loupe grossissante, surlignant les dégâts de décennies de casse de l’hôpital public, comme le manque de lits, de matériel et de personnel, et démontrant la légitimité des revendications des soignants, qui ont multiplié grèves et manifestations depuis le printemps 2019. « Le système de soins était dans l’incapacité de faire face à la pandémie en continuant l’activité habituelle, se désole Olivier Terrien, aide-soignant et secrétaire du syndicat CGT du CHU de Nantes. C’est seulement en déprogrammant toute l’activité autre, et donc en mettant en danger les patients qui avaient besoin d’interventions chirurgicales ou d’examens, qu’on a pu se réorganiser. Et des hôpitaux du Grand Est ou d’Ile-de-France ont néanmoins été débordés. On ne peut se satisfaire de cela ! »
Laurent Thinès a lui aussi le sentiment d’être passé très près de la catastrophe : « A Besançon, ce qui nous a sauvés, c’est la semaine d’anticipation par rapport au Grand Est, mais aussi l’expatriation des malades. Nous avions triplé le nombre de lits de réanimation pour monter à 92, et pourtant, début avril, il n’en restait plus que cinq disponibles ! On a transféré 50 patients vers la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, Clermont-Ferrand, Grenoble, Nice. »
Le 25 mai, à la demande d’Emmanuel Macron, le gouvernement a lancé les négociations pour transformer l’hôpital et le système de santé français. S’inspirera-t-il des enseignements de la crise du Covid-19 ? Même si le rapport de forces penche en faveur des soignants, à cause de leur engagement sans faille et du rôle crucial joué par l’hôpital public, Olivier Terrien, désabusé par les précédents plans de sauvetage, redoute qu’« une fois la crise terminée, on tourne la page et qu’on continue à nous mettre à la diète ». Comme le laisse présager la poursuite des restructurations ; par exemple, à Nantes, où la reconstruction du CHU s’accompagnera de la suppression de 349 lits et 800 emplois.
Aux premiers signes d’accalmie de l’épidémie, tensions et vieilles habitudes ont d’ailleurs refait surface dans les établissements. Cheffe du service de diabétologie à la Pitié-Salpêtrière, Agnès Hartemann s’agaçait, lors d’une visioconférence de presse organisée par le CIH le 5 mai, de la réapparition des « tableaux Excel de la direction », expression d’une logique purement comptable. A Bichat, Anne Gervais déplore le retour de la tarification à l’activité (T2A), outil d’un hôpital géré comme une entreprise qui avait battu en retraite devant le Covid-19 : « Maintenant déjà, il faut refaire “de l’activité”, coder les patients et les pathologies. »
Des moyens plus que des médailles
Les services et blocs opératoires rouvrent. Il faut gérer simultanément mais séparément les patients Covid et les autres qui affluent. Les personnels embauchés en renfort repartent, leur contrat n’étant pas renouvelé. « La logique des économies au détriment des malades mais aussi des soignants s’impose à nouveau », se désole Laurent Thinès. Malgré le lancement du « Ségur de la santé », le neurochirurgien est inquiet de voir que l’hôpital public n’est pas encore la priorité aujourd’hui : « Sept milliards d’euros pour Air France, huit pour la filière automobile mais aucun budget annoncé pour la santé ! Il aurait pourtant été logique, au vu de l’abnégation et des efforts déployés par les soignants, que le gouvernement annonce au moins d’emblée une revalorisation salariale des paramédicaux ! » Avec un salaire moyen de 1 800 euros, une infirmière française se classe au 28e rang des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Repère : T2A
Instaurée en 2004, la tarification à l’activité (T2A), mode de financement de l’hôpital ayant remplacé la dotation globale, concentre les critiques. Elle fixe un tarif codifié pour chaque maladie et son traitement. Les établissements sont rémunérés par l’Assurance maladie en fonction du volume d’actes réalisés. Avec ce système, l’hôpital est géré comme une entreprise, avec une recherche de productivité. D’où la croissance des activités les plus rémunératrices, comme la chirurgie de l’obésité ou de la thyroïde, au détriment de la psychiatrie, des maladies chroniques, de la gériatrie, aux longues prises en charge.
Sur son blog, Laurent Thinès a exprimé sa colère lorsque le gouvernement a annoncé qu’une médaille serait décernée à ceux qui se sont dévoués pendant l’épidémie : « Plus d’un an de mobilisation, un mouvement de grève inédit, 1 200 démissions de chefs de service... et une médaille en chocolat. Aucune de vos médailles ne fera revenir auprès de leurs proches tous les soignants (dont 38 médecins généralistes) qui ont payé de leur vie le manque d’informations, de masques, de moyens de protection et votre incurie dans la gestion de la crise du Covid-19. » Et de rappeler les revendications : moratoire sur la suppression des lits et des postes, revalorisation salariale, nouvelle gouvernance associant les soignants à l’organisation avec un droit de veto sur les décisions, augmentation du prochain objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam). Devant les hôpitaux, dès le 14 mai, les blouses blanches ont repris les manifestations avec un mot d’ordre : « Pas de retour à l’anormal. »