C'est l'histoire d'un seau qui avait perdu son anse. L'intervenante à domicile devait le porter à bout de bras, tous les jours. Elle faisait le ménage chez deux personnes de plus de 90 ans, en grande difficulté financière. Comment pouvait-elle faire pour que le seau retrouve une anse et que sa double tendinite aux épaules ne s'aggrave pas ? Cette situation incarne bien le paradoxe du secteur de l'aide à domicile : le logement est à la fois un lieu de vie pour l'usager et un lieu de travail pour l'intervenant, mais l'usager n'a pas d'obligation quant à son aménagement. Si l'intervenant dépend d'une structure, et non d'un particulier, il peut prévenir cette dernière, qui contactera les personnes susceptibles d'effectuer la dépense, la réparation ou l'amélioration nécessaire. Si la demande n'est pas suivie d'effet, la structure peut refuser de continuer à travailler. Mais cela ne se fait guère.
Une mission nationale
Intervenir à domicile n'est pas encore perçu comme un métier à part entière. Même si cela commence à changer. "Il arrive maintenant qu'une structure refuse un contrat si les conditions de réalisation de la mission ne sont pas réunies", constate Philippe Biélec, ingénieur-conseil à la direction des Risques professionnels (DRP) de la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam-TS). En 2005, cette même DRP a lancé une mission nationale de prévention des risques professionnels dans les métiers de l'aide et du soin à domicile. La loi de programmation pour la cohésion sociale du 18 janvier 2005, dite "loi Borloo", venait de consacrer l'ouverture aux entreprises d'un secteur historiquement porté par les associations, et ce, pour y développer l'emploi en masse. L'aide à domicile des publics fragiles - personnes âgées et handicapées - a alors été intégrée aux services à la personne.
Réunis au sein de la mission nationale, l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), les syndicats, les fédérations d'employeurs ainsi que les grosses associations se sont penchés sur les chiffres de la sinistralité dans l'aide et le soin à domicile. "Ils nous ont fait bondir, se souvient Philippe Biélec. Les valeurs, tant en fréquence qu'en gravité, étaient supérieures à celles du bâtiment, hors accidents mortels." Les salariées du secteur cumulent en effet de nombreux facteurs de pénibilité, énumérés dans un récent rapport du Sénat
: trajets nombreux et parfois longs, plages horaires étendues, interventions hachées, port de charges lourdes, station debout prolongée, souffrance psychologique liée à l'accompagnement de personnes dont l'état de santé se dégrade, solitude... La mission nationale s'est d'abord attachée à prévenir les risques liés au lieu d'intervention.
"Puisque l'emploi direct représente les trois quarts de l'aide à domicile, nous nous sommes demandé comment toucher les particuliers employeurs", raconte Carole Gayet, pilote de la thématique "aide à la personne" à l'INRS. Une série de dépliants a été élaborée. Trois millions d'entre eux ont été envoyés aux employés, avec les bulletins de salaire, et aux employeurs, avec les relevés de cotisations, "pour que l'employé puisse aller voir l'employeur en disant "regardez, il y a quelque chose qui ne va pas dans cet appartement, et je ne suis pas le seul à le dire" Du côté des établissements employeurs, trois certificats de prévention secours (CPS) ont vu le jour. L'un à destination des salariés, pour les aider à gérer les situations à risque, les deux autres pour les responsables de structure et de secteur.
Evaluer les risques au domicile
Une grille de repérage des risques à domicile a également été élaborée. Et une idée originale trouvée : les évaluateurs de la Caisse nationale d'assurance vieillesse devant estimer au domicile les besoins des bénéficiaires en perte d'autonomie, ils peuvent, une fois formés, apprécier, via la grille, les risques pour les salariés. Les caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) ont été sollicitées afin de décliner ce dispositif dans chaque région. Leurs agents ont été formés, se sont rendus dans les structures d'aide à domicile pour "apprivoiser" le secteur. Des partenariats ont aussi été noués avec les acteurs publics : "Quand les conseils généraux font des évaluations au domicile pour l'allocation personnalisée d'autonomie, ils peuvent avoir une dimension risques professionnels dans leur démarche", poursuit Carole Gayet.
L'objectif a-t-il été atteint ? Fin 2014, la mission nationale a pris fin. L'annonce a été jugée brutale par différents participants, qui se sont trouvés dans le flou quant à l'avenir des outils créés. Un site Internet - prevention-domicile.org - doit prendre le relais en 2015, avec des fiches par profil de visiteurs, un jeu ludo-éducatif et la grille de repérage des risques numérisée. "Pour faire bouger le secteur, il faut que la moitié des intervenants soit formée", estime Philippe Biélec. L'ingénieur-conseil compte sur les Carsat. "Presque toutes les caisses ont des plans d'action régionaux de prévention des risques professionnels sur ce secteur dans le cadre de la convention d'objectifs 2014-2017", rappelle Carole Gayet. Après avoir rédigé un guide sur l'innovation organisationnelle dans l'aide à domicile, l'Anact a de son côté signé une convention avec la Cnam-TS afin d'expérimenter dans quatre régions pilotes des "opérations faisant le lien entre les pratiques des préventeurs au domicile des bénéficiaires et l'appui à un renouvellement des organisations du travail des établissements suivis", comme décrit sur son site.
Créer des temps de concertation
Enfin, la grille de repérage et le dispositif de formation ont été repris dans deux avenants à la convention collective de la branche associative de l'aide à domicile, l'un sur la prévention de la pénibilité et l'autre sur les risques psychosociaux. Avec trois objectifs. Une réduction des polyexpositions aux facteurs de pénibilité : les partenaires sociaux devront fournir des outils méthodologiques à 50 % des associations d'ici fin 2014 et à toutes d'ici fin 2015. Un développement des compétences : obtention d'un CPS par 20 % des salariés d'ici fin 2014 et 50 % d'ici fin 2015 ; grille d'évaluation des risques professionnels utilisée dans 40 % des structures d'ici fin 2014 et 70 % d'ici fin 2015. Et, enfin, une meilleure prise en compte des conditions de travail : 40 % des structures devront avoir mis en place des temps de concertation d'ici fin 2014, 60 % d'ici fin 2015 et 80 % d'ici fin 2016. Reste à savoir comment les structures s'en emparent.
"C'est une branche globalement très mobilisée sur les conditions de travail", observe Emmanuelle Paradis, chef de projet prévention et santé au travail à la mutuelle Chorum. Celle-ci accompagne depuis 2007 les associations d'aide à domicile dans leurs démarches préventives. "Mais les structures sont en permanence confrontées à des questions de survie économique, nuance-t-elle. Dans certains départements, des directeurs d'association se rassemblent pour porter un discours commun et ils obtiennent deux euros de plus par heure d'intervention. Cela suffit pour passer de la grande difficulté à quelque chose de difficile mais tenable." Elle cite ainsi une grosse association qui a mis en place une fiche de signalement pour que les aides à domicile y indiquent leurs problèmes. Chaque semaine, durant une heure, une responsable de secteur et une ergothérapeute rencontrent la salariée ou une personne appropriée pour trouver des solutions. Une autre association, beaucoup plus petite, utilise un quart d'heure de chaque réunion mensuelle pour qu'une salariée évoque une difficulté. "C'est une avancée par rapport à rien. Ce sont toujours des petites choses", encourage Emmanuelle Paradis.
Des modèles par activité
Adessadomicile, fédération de 400 associations et organismes gestionnaires à but non lucratif dans l'accompagnement, l'aide et le soin à la personne, "travaille beaucoup sur le document unique", témoigne sa chef de projet prévention des risques professionnels, Lucie Desarbres. "Nous proposons des modèles par activité, à partir desquels il est possible de développer une politique avec la médecine du travail, le CHSCT, etc." La fédération, qui a participé à la mission nationale, promeut également les formations et la grille de repérage, et organise des réunions pour sensibiliser ses adhérents. Selon un audit externe, certaines de ses structures ont intégré la prévention des risques à toutes les étapes de leur activité (embauche, rencontre avec les bénéficiaires...), d'autres ont travaillé sur les plannings, d'autres encore sur la définition de ce qui est acceptable au domicile de l'usager. "Par exemple, une structure précise dans un texte que s'il y a un chien et que celui-ci n'est pas tenu à l'écart pendant la prestation, la salariée n'intervient pas", cite Lucie Desarbres.
"En réalité, l'enjeu de la prévention dans ce secteur, c'est de créer du lien entre les salariées et la structure afin que les premières intègrent l'idée qu'elles ne sont pas seules pour résoudre les problèmes", résume Emmanuelle Paradis. Il s'agit de délimiter les cas qu'elles peuvent gérer seules, et les autres. Distinguer le professionnel et le personnel aussi, complète Lucie Desarbres : "On confond souvent les deux. C'est flou au niveau juridique. Par exemple, il faut pouvoir dire aux salariées de ne pas donner leur numéro de portable personnel."
Favoriser le passage de l'aide au soin
Elsa
Fayner
"La prévention primaire est essentielle mais pas suffisante, prévient Emmanuelle Paradis, chef de projet prévention et santé au travail à la mutuelle Chorum. L'implication physique des intervenantes, sous contrainte de temps, est telle qu'il n'est pas possible de penser qu'elles n'auront pas de problème de santé." La mutuelle, les employeurs, les syndicats et les deux organismes paritaires collecteurs agréés pour la formation continue réfléchissent à des parcours professionnels interbranches pour les salariées les moins qualifiées. L'idée : valoriser les compétences, repérer ce qui est transférable, tout en intégrant la pénibilité physique.
D'ores et déjà, des expérimentations permettent des évolutions professionnelles.
En Picardie, à l'agence régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract), Marylène Coppi, chargée de mission, les promeut depuis cinq ans : "Dans ce secteur, il faut qu'on innove du point de vue organisationnel au niveau du territoire, parce que la demande est locale et que la mobilité des employées est très faible. Une structure isolée ne peut le faire seule. Il faut des partenariats locaux."
Vigies. Sauf si la structure possède la taille suffisante, comme cette association que Marylène Coppi trouve intéressante : les Aînés du canton d'Acheux-en-Amiénois. "C'est une sorte de complexe qui permet d'intervenir à domicile, d'accueillir les personnes âgées pour des activités à la demi-journée et de les héberger pour des périodes courtes ou des séjours longs", précise-t-elle. Les intervenantes à domicile, qui connaissent bien les usagers, jouent le rôle de vigies. Elles peuvent appeler les infirmières pour lancer une alerte, poser des questions, et ainsi mieux surveiller la santé des usagers, élargir leur périmètre de connaissances, apprendre à se faire confiance, et, éventuellement, se former pour passer de l'aide au soin.
De manière générale, pour Marylène Coppi, les expériences de regroupement des deux types d'activité - soin et aide à domicile - permettent des synergies pour les usagers comme pour les employées. Depuis 2004 peuvent être créés des services polyvalents d'aide et de soins à domicile (Spasad). Un récent rapport d'information du Sénat sur l'aide à domicile, publié le 4 juin 2014, plébiscite ce type d'établissements et déplore que le territoire n'en compte que 91, suggérant qu'"il est nécessaire d'évaluer les freins à leur développement [...] en étudiant notamment la façon dont pourrait être assurée la fongibilité des enveloppes de financement
De fait, les démarches de prévention reposent sur l'implication des salariées, donc sur des temps de réunion. "Or les pouvoirs publics sont très réticents à financer ces temps improductifs", déplore Emmanuelle Paradis. "Il faut du temps financé et administratif pour ça, et pas uniquement pour la gestion de l'urgence", confirme Lucie Desarbres.
Revenir sur les politiques de libre choix ?
C'est également l'avis des sénateurs auteurs du récent rapport sur le secteur : le système de tarification horaire ne permet pas de valoriser correctement ces temps-là. Des expérimentations sont en cours dans certains départements pour passer à un financement forfaitaire à l'acte. "Ce ne serait plus l'usager qui déciderait de tout, mais la structure qui aurait une enveloppe, ajusterait le nombre d'heures, les horaires de passage, les temps de réunion, etc., détaille Loïc Trabut, chercheur à l'Institut national des études démographiques (Ined). Ça demanderait de revenir sur les politiques de libre choix de ces dernières années." Pas facile à faire accepter aux bénéficiaires, ni à leurs familles. Autre possibilité, selon le chercheur : augmenter les dotations. Les sénateurs estiment d'ailleurs que c'est la priorité : sans une augmentation des tarifs, "la qualité du service rendu ne pourra pas être renforcée, la situation des personnels ne sera pas améliorée et l'hécatombe que connaissent aujourd'hui les services d'aide à domicile ne sera pas stoppée".