Se blesser ou se tuer dans le cadre de son travail reste, encore aujourd'hui, un risque non négligeable. Pour les salariés du secteur privé, la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam-TS) a ainsi recensé, pour l'année 2009, 660 470 accidents du travail suivis d'un arrêt, dont un peu plus de 44 000 ont laissé aux victimes des séquelles jugées indemnisables. Les accidents du travail demeurent donc un indicateur essentiel des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs. Et de nombreuses études portent sur les conditions de leur survenue. En revanche, peu de travaux scientifiques se penchent sur les conditions du retour au travail des salariés accidentés.
De fait, le devenir de ces derniers demeure dans une relative invisibilité, à la fois institutionnelle et sociale. Or les accidents du travail, même s'ils sont définis légalement par leur caractère soudain, se prolongent parfois longtemps après la période d'arrêt de travail, du point de vue de leurs conséquences sur la santé et l'activité professionnelle. Une enquête qualitative et sur la durée, menée auprès d'une population d'accidentés du travail (voir encadré), a permis de lever le voile sur ces conséquences. Elle met notamment en évidence des effets secondaires sur le parcours professionnel des accidentés au niveau du travail et de l'emploi.
Des accidents de parcours
L'enquête dont il est question dans cet article visait à étudier les accidents du travail dans le cadre du parcours professionnel de ceux qui les ont subis. Elle a donné lieu à une thèse de sociologie
. Ont été rencontrées 32 victimes d'accidents du travail. Toutes avaient en commun le fait d'avoir subi un accident du travail en 1997, que celui-ci ait été ou non reconnu par les organismes de Sécurité sociale et quel que soit le secteur d'activité. Les victimes ont été interrogées une première fois en 1999, puis un suivi a été mis en place jusqu'en 2002. Les entretiens ont porté sur les conditions de survenue et de reconnaissance du ou des accidents subis au long du parcours, ainsi que sur le processus de soins et les conditions de reprise du travail. Une interrogation rétrospective a permis en outre de reconstituer l'ensemble du parcours professionnel des personnes et leur histoire au niveau de la santé au travail. Enfin, le suivi durant trois ans a servi à étudier le devenir à moyen terme de ces personnes, au plan professionnel et de la santé au travail, abordant ainsi la question du maintien dans l'emploi des victimes d'accidents du travail et celle de l'efficacité des dispositifs institutionnels qui y sont liés.
" C'était bien, les deux semaines de vacances ? "
Cette enquête montre tout d'abord que, à côté de situations où l'accident du travail a donné lieu à un accompagnement du salarié lors de son retour dans l'entreprise, la reprise du travail, dans de nombreux autres cas, s'est déroulée dans un climat d'indifférence, de déni de l'accident, voire de stigmatisation de la victime. Même s'ils sont reconnus par la Sécurité sociale, tous les accidents du travail ne sont pas pour autant reconnus comme tels au sein de l'entreprise. Et pour certaines personnes, la reprise du travail s'accompagne de petites remarques de la part de l'employeur, conduisant à discréditer la victime, en émettant un doute sur la réalité de la blessure ou en associant l'arrêt de travail à des vacances.
C'est ce qui est arrivé à Hervé, gestionnaire de stock dans un hypermarché, victime d'une entorse à la cheville suite à une chute. A son retour dans l'entreprise, son accident du travail, pourtant reconnu et indemnisé, est devenu l'objet de moqueries, telles que : " C'était bien, les deux semaines de vacances ? " " Quand on n'est pas là, on n'est pas remplacé : les collègues font le boulot, explique Hervé. C'est pourquoi, à notre retour d'un arrêt maladie ou accident du travail, on n'est pas mal accueilli, mais on a les petits reproches habituels. "
Au-delà des moqueries, le non-remplacement du salarié en arrêt de travail peut aboutir à une désolidarisation des collègues, amenés à travailler davantage. Ceux-ci peuvent être tentés de relayer les remarques et la suspicion distillées par la hiérarchie. Outre la fragilisation du salarié accidenté au sein de son collectif de travail, cette stigmatisation peut avoir des prolongements dans le poste de travail lui-même. La non-prise en compte de l'état de santé des personnes, voire l'attribution de postes " lourds " dès leur reprise du travail peuvent entraîner des risques de rechute ou de nouveaux accidents.
Ainsi, Philippe, monteur dans une entreprise de fabrication de caravanes, s'est blessé au genou en chutant d'un échafaudage. Cet accident a nécessité une ponction dans le genou. Après un arrêt de travail de quinze jours, Philippe est réaffecté dès la deuxième journée de reprise à son poste habituel : l'étanchéité des caravanes. Or ce poste impose une posture quasi permanente à genoux. La grosse mousse de caoutchouc destinée à les protéger est trop mince pour Philippe. Quinze jours après la reprise, il souffre d'un hygroma. S'ensuit une opération, avec un nouvel arrêt maladie. A son retour, Philippe essaye d'obtenir un changement de poste en vue de préserver son genou. La réaction de son employeur montre quelle place ce dernier accorde à la santé de ses salariés. " Le chef du personnel a dit aux autres que j'étais un tire-au-flanc, relate Philippe. Il me l'a dit à moi quand j'ai repris le boulot, au retour de l'hôpital après l'hygroma. J'avais une lettre du médecin de l'hôpital pour dire que j'avais besoin d'un changement de poste. C'est là que j'ai eu une entrevue avec le chef du personnel, qui m'a dit : "Monsieur, vous êtes un tire-au-flanc." "
Apte ou inapte ?
Pour tout arrêt de travail au moins égal à huit jours consécutif à un accident du travail, dès lors que ce dernier est reconnu par la Sécurité sociale, une visite de reprise auprès du médecin du travail est normalement obligatoire. Selon l'article R. 4624-22 du Code du travail, cette visite doit permettre " d'apprécier l'aptitude médicale du salarié à reprendre son ancien emploi ". L'enquête révèle le caractère non systématique de cette visite de reprise. Elle met aussi en évidence un rapport de défiance ou une incompréhension de la part d'un grand nombre de salariés victimes d'un accident du travail envers les médecins du travail. Le fait que la visite de reprise soit centrée sur l'aptitude ne facilite rien. Déclaré apte, l'accidenté est censé pouvoir reprendre sans rien exiger concernant la protection de sa santé. Cela pourrait expliquer en partie pourquoi certains salariés sont victimes d'accidents à répétition ou de rechutes. Déclaré inapte, l'accidenté passe au contraire dans la catégorie des handicapés, avec les conséquences qui en découlent, en particulier la menace de perte d'emploi.
De fait, pour une partie des victimes, le devenir professionnel suite à l'accident se joue non plus dans le cadre de l'entreprise, mais sur le marché de l'emploi. L'enquête recense plusieurs cas de perte d'emploi consécutive à un accident du travail. Il y a ceux qui ont été licenciés pour inaptitude ; ceux qui ont préféré quitter leur emploi plutôt que de continuer à travailler dans une ambiance devenue trop dure depuis la survenue de l'accident
; ceux qui, dans l'intérim, ne se voient plus proposer de nouvelles missions après s'être battus pour faire déclarer leur accident du travail. Enfin, il y a ceux pour qui la perte d'emploi renvoie à un problème récurrent mais peu connu : le non-respect de la loi du 7 janvier 1981 sur la protection de l'emploi des salariés victimes d'accident du travail ou de maladie professionnelle.
Cette loi, transcrite dans les articles L. 1226-6 à L. 1226-22 du Code du travail, prévoit la suspension du contrat de travail de l'accidenté durant le temps de l'arrêt de travail et interdit à l'employeur de le rompre, sauf pour des motifs non liés à l'accident ou en cas de force majeure et de faute grave du salarié. Elle garantit le retour de l'accidenté dans son précédent emploi ou sur un poste équivalent au terme de l'arrêt, sauf en cas d'inaptitude à tous les postes de l'entreprise. Elle frappe également de nullité tout licenciement contraire à ces principes. L'enquête montre qu'elle n'est pas toujours respectée.
L'exemple de Sylvain, 19 ans, est édifiant. Intérimaire, il vient de signer un contrat d'un an comme vitreur dans une petite entreprise quand survient l'accident. A la suite d'une coupure profonde au poignet, il est arrêté durant plus de deux mois. Au terme de l'arrêt, Sylvain ne peut reprendre son travail. Son contrat a été rompu, sans qu'il comprenne bien la situation : " La boîte ne m'a pas repris suite à l'accident. L'employeur a émis des doutes sur l'accident. En plus, à un retour de vacances, il pensait que j'avais envie de prolonger mes vacances. " Lorsqu'on lui fait remarquer qu'il avait un contrat d'un an et qu'on lui demande si l'entreprise l'a licencié, Sylvain ne sait pas quoi répondre : " Ben oui, j'sais pas. Parce que le gars de l'intérim m'a dit : "Ben non, ils veulent plus de vous." J'ai pas fait gaffe. "
Invisibilité
Des ruptures de contrat de travail de ce type, illégales, contribuent à rendre invisibles les conséquences d'accidents du travail pour de nombreux salariés, jeunes, employés sous contrat précaire et ignorants de leurs droits. Se pose ici la question de l'isolement de ces salariés. Au sein des entreprises, cela renvoie au rôle et à l'action des instances représentatives du personnel : délégués du personnel, élus de comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans les entreprises de plus de 50 salariés, responsables syndicaux. Quand elles existent, celles-ci devraient pouvoir exercer leur vigilance sur ce genre de pratiques.
Plus globalement, l'enquête fait apparaître que tout accident du travail constitue potentiellement un risque majeur pour celui ou celle qui le subit. Au sein des entreprises comme au plan des politiques publiques, il semble urgent de considérer autrement les accidents du travail. Au-delà de leur " coût " financier, à savoir celui de leur indemnisation, il faudrait les appréhender comme des signaux d'alerte vis-à-vis de processus de fragilisation de la santé et de l'emploi. Ces processus, qui touchent particulièrement les travailleurs précarisés et peu qualifiés, interrogent la validité d'un certain nombre de choix faits en matière d'organisation du travail ces dernières années. Des choix déterminés et légitimés par des contraintes d'ordre économique mais rarement questionnés du point de vue de leurs conséquences sur la santé et le devenir professionnel des salariés.