Le droit du travail est de plus en plus bousculé par l'évolution du travail lui-même et les choix politiques qui lui sont associés : réforme du Code du travail, développement des technologies numériques, autoentrepreneuriat, "uberisation"... Une forme "grise" du salarié se développe aujourd'hui en marge du salariat classique, sans les garanties liées à ce statut, à l'aune de dispositifs qui visent à le contourner mais qui maintiennent les travailleurs concernés en état de dépendance économique. Des travailleurs exposés à des formes d'emploi précaires, mais que l'on ne considère donc plus comme des salariés, envers lesquels l'Etat social n'arrive plus à jouer son rôle protecteur, tout comme le Code du travail. Les craintes sont légitimes quant aux effets sur la santé de ce manque de protection au travail.
Recul social
Les formes d'emploi alternatives au salariat affaiblissent en effet la prévention des atteintes à la santé et la protection sociale des travailleurs. Est-il dès lors dans l'intérêt de ceux-ci, voire de l'économie, d'aménager le droit du travail de manière à élargir les possibilités de collaboration, en évitant la requalification en contrat de travail, comme le propose l'Observatoire de l'uberisation ?
Pas si sûr... Certes, côté salariat, les contraintes sont importantes pour assurer la sécurité des travailleurs, mais travailler de manière indépendante sans sécurité juridique ne signifie pas être en meilleure santé. Et les coûts induits pourraient s'avérer élevés pour la société. En outre, ces nouveaux types de relations de travail ne procurent pas toujours un revenu stable et suffisant pour garantir la sécurité des actifs et représentent pour nombre d'entre eux un simple complément de revenu.
Cette évolution actuelle des formes d'emploi va également à l'encontre des avancées obtenues en matière de prévention en France dans les années 1990, à la suite de la transposition de la directive-cadre européenne du 12 juin 1989. Celle-ci concernait la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs. Une de ses avancées était d'éviter que les entreprises ne se délestent de leurs obligations en la matière vis-à-vis des travailleurs n'ayant pas la qualité de salariés ou n'étant pas employés par l'entreprise principale, mais travaillant dans ses locaux. Le seul critère d'application du droit en santé et sécurité au travail était que les travailleurs de plusieurs entreprises soient présents sur un même lieu d'activité, sans exiger un quelconque lien de droit entre les entreprises concernées.
Une philosophie et des principes dont l'application devient de plus en plus difficile. La reconnaissance du statut d'autoentrepreneur et le développement de la sous-traitance et de l'externalisation d'activités dans les entreprises constituent en effet autant de glissements vers une déréglementation globale du travail. "Certains visent à assouplir le modèle salarial en écartant quelques obligations légales. D'autres, de façon délibérée ou non, aboutissent à exclure totalement l'application du droit du travail dans le cadre de relations de travail qui sont néanmoins manifestement subordonnées", comme a pu très justement l'écrire Thérèse Aubert-Monpeyssen, juriste du travail
. Ces glissements concernent bien entendu le droit en santé et sécurité au travail.
Si ces évolutions s'opposent à l'ordre public social, en permettant à certaines entreprises de s'affranchir des contraintes légales et des charges liées au statut de salarié, elles créent en outre une forme d'injustice, en instaurant un traitement différencié des travailleurs, sans parler du défaut de représentation. A l'arrivée, certains seront privilégiés en raison des protections économiques et professionnelles apportées par le salariat et d'autres subiront une situation de fragilité. Par ailleurs, ces nouvelles formes d'emploi perturbent les règles de la concurrence et favorisent le moins-disant social. Elles incitent les entreprises, dans un contexte concurrentiel, à avoir recours à ce qu'il faut considérer comme un transfert des risques et de leur gestion vers les travailleurs, au détriment de leurs conditions de travail. Au final, la collectivité supportera les coûts liés aux dommages causés sur la personne humaine par ce type de pratiques.
De ce point de vue, le droit du travail joue un rôle fondamental pour articuler le progrès économique et un bon niveau de sécurité au travail, mais aussi pour rappeler que l'emploi ne doit pas se faire au détriment du travail et de la santé. Pour retrouver un cadre protecteur, les travailleurs situés à la frontière du salariat s'orientent de plus en plus vers la voie juridique de la requalification de leur relation de travail en contrat salarié.
Litiges et jurisprudence
Les protections apportées par le droit du travail - salaire minimum, temps de travail, congés, durée du travail, préservation de la santé - sont réservées aux travailleurs placés sous l'autorité d'un employeur et titulaires d'un contrat de travail. Or les conditions réelles dans lesquelles un travailleur exerce son activité peuvent permettre de requalifier en salariat la relation de travail qu'il noue avec un donneur d'ordres. L'activité d'autoentrepreneuriat a ainsi fait l'objet de nombreux litiges visant à obtenir cette requalification. Plus récemment, des recours en requalification ont également concerné des formes d'emploi relatives au modèle Uber.
Il s'agit d'obtenir l'application des règles prévues par le statut de salarié, à laquelle le travailleur peut prétendre dès lors qu'il remplit les conditions requises. Ces recours ont ainsi visé à légitimer l'application du régime juridique adéquat en termes de sécurité, de protection de la santé, de prévention, mais aussi et surtout de réparation. Compte tenu des risques auxquels sont exposés les travailleurs, le fait d'être couvert par le régime des accidents du travail et des maladies professionnelles constitue un véritable enjeu.
Les nouvelles formes d'emploi ont donc donné lieu à un contentieux aux retentissements importants. Il faut à ce titre citer des décisions emblématiques, comme l'arrêt "Ile de la tentation"
, en référence à l'émission de téléréalité éponyme. Dans cet arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que les personnes participant à cette émission étaient bien salariées, sur la base d'un lien de subordination, dès lors qu'elles avaient l'obligation de prendre part aux différentes activités et réunions proposées par la production, que les heures de réveil et de sommeil étaient fixées par cette dernière, que certaines scènes étaient répétées pour valoriser des moments essentiels, que le règlement leur imposait une disponibilité permanente, avec interdiction de sortir du site ou de communiquer avec l'extérieur, toute infraction pouvant être sanctionnée par un renvoi. La Haute Cour a aussi rappelé à cette occasion que "l'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs".
Le lien de subordination caractérise le contrat de travail et le différencie du contrat commercial entre entreprises ou entre un particulier et un prestataire. Depuis l'arrêt "Société générale"
, la subordination s'entend de l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. En dépit d'une conception juridique de la subordination, la preuve de ce rapport hiérarchique doit être apportée à partir des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs. Par exemple, le 6 mai 2015, la chambre sociale de la Cour de cassation s'est fondée sur un faisceau d'indices pour retenir un lien de subordination entre un travailleur et une société
. Le premier avait travaillé dans le respect d'un planning quotidien précis établi par la seconde, qui recourait à ses services ; il était tenu d'assister à des entretiens individuels et à des réunions commerciales, il lui était assigné des objectifs de chiffre d'affaires annuel et il lui était imposé, en des termes acerbes et critiques, de passer les ventes selon une procédure déterminée sous peine de refus.
Mettre en avant la dépendance économique
Ces différents exemples montrent qu'aujourd'hui se développent des pratiques qui consistent, pour un employeur, à proposer à des salariés de devenir sous-traitants, à leur compte. Et à leurs risques et périls, car ces stratégies de contournement du droit du travail reviennent à transférer les risques de l'entreprise vers les travailleurs. Elles se concentrent notamment autour de l'autoentrepreneuriat. Il y a donc un impératif et un enjeu social à lutter contre la multiplication de ces "faux indépendants", comme l'explique Pascal Lokiec, professeur de droit à l'université Paris-Ouest Nanterre La Défense, dans son livre Il faut sauver le droit du travail !
. Cette lutte passe, comme cela a été décrit précédemment, par la démonstration d'un lien de subordination, en prouvant notamment que le travailleur est soumis à des ordres, des directives, des horaires et lieux de travail, à l'utilisation du matériel de l'entreprise... Mais la dépendance économique est aussi un critère à prendre en compte. De nos jours, de plus en plus de travailleurs, y compris salariés, sont en effet relativement indépendants dans l'exécution de leur travail, sans être soumis à l'autorité ou aux directives quotidiennes d'un employeur. En revanche, le fait qu'ils soient dépendants d'une entreprise tierce pour leur survie économique, notamment quand elle est leur unique client, peut aider à constituer le faisceau d'indices amenant à requalifier la relation de travail en salariat
Enfin, si la rapide évolution du travail et de son environnement a considérablement bousculé le droit social et réduit la protection des travailleurs, le système juridique français n'est pas sans ressources. Il présente en particulier l'avantage de ne pas avoir eu recours à une définition légale de la subordination. Sa définition juridique n'est donc pas figée et permet effectivement au juge de "faire évoluer les frontières du salariat, au gré des mutations sociales et économiques, sans qu'il faille une réforme législative", comme le rappelle Pascal Lokiec.