On est en CDI, mais d'un mois à l'autre, on ne sait pas ce qu'on va gagner", raconte Linda. Femme de chambre au Golden Tulip-Villa Massalia, un hôtel 4 étoiles marseillais, elle embauche à 9 heures mais ne sait jamais quand sa journée se terminera. A priori, vers 14 heures, mais quand l'hôtel est plein, comme à Noël, "on doit rester jusqu'à 18 heures, même une fois jusqu'à 19 h 30", dit-elle. Linda et ses collègues évoquent leurs déboires, à deux pas du Vieux Port, dans le local de la Confédération nationale des travailleurs-Solidarité ouvrière (CNT-SO). Elles viennent suivre des cours de français et chercher conseil auprès des permanents de l'organisation syndicale.
En avril dernier, elles se sont mises toutes les treize en grève pendant treize jours. Leur employeur, STN, a promis de payer les heures supplémentaires non rémunérées depuis octobre 2015, de donner les plannings sept jours à l'avance, d'accorder deux jours consécutifs de repos hebdomadaire et de supprimer la clause de mobilité géographique. Les femmes de chambre de la Villa Massalia avaient déjà obtenu une pointeuse, suite à une grève précédente contre leur ancien employeur : GFS.
2 euros la chambre
Les entreprises de propreté qui interviennent dans les hôtels de luxe ont en effet tendance à sous-déclarer les heures de travail et à payer leurs employés au forfait : tant de chambres à l'heure pour tel salaire. Les salariées qui n'arrivent pas à réaliser le travail dans les heures imparties ne sont pas rémunérées pour le temps supplémentaire. La victoire de Linda et de ses collègues a ainsi de quoi faire rêver Dominguaz, qui travaille au Baladin, près de la gare Saint-Charles, pour une petite société locale de nettoyage. Elle est payée 2 euros la chambre et doit en nettoyer quatre par heure. Une cadence impossible à tenir. Par conséquent, elle note précisément ses heures de travail sur un carnet. Camille El Mhamdi, la juriste de la CNT-SO, va plaider son dossier aux prud'hommes, pour prouver la sous-déclaration de ses heures de travail et obtenir un rattrapage.
Les femmes de chambre, gouvernantes et équipiers sous-traitants ne bénéficient pas du statut collectif de l'hôtel où ils interviennent : niveau de salaire, indemnités, primes... Ce qui fait baisser le coût de la prestation de 15 % à 40 %. Grâce à des actions retentissantes dans les palaces, comme le Park Hyatt de la place Vendôme ou le Royal Monceau, à Paris, la CGT des hôtels de prestige et économiques (HPE), Solidaires et la CNT-SO ont parfois obtenu des engagements allant jusqu'à la réintégration des femmes de chambre et équipiers au sein des personnels des hôtels de luxe.
L'hôtellerie ne représente que 2 % du chiffre d'affaires du secteur de la propreté, loin derrière les bureaux (38 %) et les immeubles (32 %), selon l'organisation patronale représentative, la Fédération des entreprises de propreté et services associés (FEP). Mais les conditions de travail sont similaires. Sur les 481 675 emplois du secteur, 91 % sont des postes d'agents d'entretien et 80 % des CDI, souvent en horaires décalés et à temps partiel, voire très partiel. "Les temps partiels sont contraints pour la majorité des contrats et inférieurs aux 200 heures par trimestre, ce qui ne permet pas de toucher des indemnités de la Sécurité sociale en cas de maternité", explique Etienne Deschamps, juriste et syndicaliste CNT-SO.
Un tiers des salariés du nettoyage ont plusieurs employeurs et travaillent 35 heures ou plus. Mais ce chiffre ne tient pas compte de la sous-déclaration. Toujours est-il que 80 % des salaires sont inférieurs à 900 euros par mois. La population salariée est plutôt vulnérable. Il s'agit de femmes sans diplôme ou avec un CAP/BEP pour les deux tiers, de nationalité étrangère pour un tiers. La concurrence dans le secteur est féroce. Dominé par quelques grandes entreprises comme Elior, Derichebourg, STN et Onet, il compte pas moins de 11 000 sociétés et désormais 23 000 autoentrepreneurs susceptibles de répondre aux appels d'offres"Les donneurs d'ordres ont tendance à ne pas reconduire les marchés pour faire jouer la concurrence", observe Gil Soetemondt, conseiller prud'homal CFDT (voir interview page 38).
Fausses faillites
Les services de contrôle de la Sécurité sociale et du fisc ont également du pain sur la planche. Certaines entreprises simulent de fausses faillites pour échapper aux poursuites. En 2013, la gendarmerie, le fisc et l'Urssaf, réunis au sein d'un comité opérationnel anti-fraude (Codaf), ont enquêté dans le Vaucluse sur une société de nettoyage qui s'était déclarée plusieurs fois en faillite. "Outre le travail dissimulé, d'autres infractions ont été relevées : non-respect du Smic, du droit aux congés et du repos hebdomadaire, fraude aux cotisations sociales, abus de vulnérabilité...", liste le rapport d'activité 2013 de la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte) Provence-Alpes-Côte d'Azur. Même cas de figure en Savoie, où relate Jean-Paul Bouchard, directeur adjoint de l'unité territoriale savoyarde de la Direccte Rhône-Alpes, "une entreprise locale poursuivait son activité dans les centres de vacances et des résidences touristiques de la Tarentaise et de la Maurienne malgré une liquidation judiciaire datant de presque deux ansLa responsabilité du donneur d'ordres est engagée, parce qu'il a une obligation de vigilance".
"Je vois beaucoup de gens livrés à eux-mêmes"
entretien avec Gil Soetemondt
Clotilde
de Gastines
L'hôtellerie a-t-elle été un laboratoire de précarisation des salariés ?
Gil Soetemondt : Oui, par la mise en place de contrats d'extras, sans véritable motif, et le passage d'activités à la sous-traitance. Mais, surtout, via les temps partiels subis, comme dans la grande distribution ou la sécurité. Mes impressions d'audience m'incitent aussi à penser que les appels d'offres sont un autre levier. Celui qui paie attend une prestation de même niveau, mais moins chère. Il a tendance à ne pas reconduire les marchés pour faire jouer la concurrence. Le sous-traitant l'emporte en promettant soit un moins-disant, soit un mieux-disant mais avec une réduction du nombre d'employés sur site.
Que voyez-vous comme type de marginalisation ?
G. S. : Je vois beaucoup de gens livrés à eux-mêmes, qui font de la "lévitation transcendantale" avec le droit du travail. Cet isolement peut avoir plusieurs raisons. Dans le cas des métiers de la propreté, les personnes ont parfois une maîtrise aléatoire du français. On constate également une forte parcellisation des chantiers, avec le cas extrême du laveur de vitres qui intervient sur une cinquantaine de boutiques. D'anciens salariés se mettent à leur compte pour des activités qui ne rapportent plus rien aux grandes sociétés, comme de sortir et rentrer les poubelles.
Enfin, cet isolement est aggravé par la non-connaissance du droit du travail et du fonctionnement de la justice. Les employeurs utilisent des failles dans tout ce qui a trait à l'applicabilité de la clause de mobilité, l'annexe 7 de la convention collective de la propreté. Sa vocation initiale était de garantir l'emploi en cas de faillite ou de reprise du chantier, tout en conservant l'ancienneté du salarié. Mais si l'ancien employeur ne met pas tous les documents à disposition du nouveau, notamment en cas d'arrêt maladie, le salarié n'est pas repris, ou n'est payé ni par l'ancien ni par le nouvel employeur.
Dans quelle mesure les prud'hommes peuvent-ils créer du droit positif ?
G. S. : Les prud'hommes ne peuvent rien, ou alors très - trop - peu. Dans le meilleur des cas, on fait du rétablissement des droits, au pire, une réparation a minima. Pour un licenciement sans cause réelle et sérieuse, il est difficile d'obtenir des indemnités dépassant six mois de salaire et on propose souvent 1 euro symbolique de dommages et intérêts. Aujourd'hui, les conseillers prud'homaux ne sont plus des juges au-dessus de toute critique. Certains méconnaissent les textes et le droit applicables.
L'Inspection du travail s'interroge d'ailleurs sur l'émergence d'une nouvelle forme de moins-disant social, avec le recours à des travailleurs détachés. Pour l'instant, le phénomène concerne plutôt la Corse. Des tour-opérateurs, le plus souvent britanniques, dépêchent des équipes complètes dans leurs villages de vacances. Le personnel d'accueil et les animateurs sont scandinaves ou britanniques, mais les cohortes de femmes de chambre sont souvent originaires des pays de l'Est. "On fait en sorte que la prestation de service internationale se fasse dans le cadre du respect de la loi, en appliquant des amendes administratives si nécessaire et en s'assurant qu'il n'y ait pas de distorsion de concurrence", rassure un inspecteur sur le terrain.
Suivi médical restreint
En raison de cette forte concurrence, "l'isolement des travailleurs du secteur s'est accru", estime Etienne Deschamps, qui constate une parcellisation des "chantiers". Selon la FEP, un salarié sur deux intervient sur plusieurs sites, soit tout seul, comme les laveurs de vitres, soit en toutes petites équipes dans les bureaux, les immeubles ou les hôtels. Depuis quelques années, la fédération professionnelle déclare s'engager en matière de santé au travail. "Nous avons formé 400 animateurs en santé-sécurité qui interviennent dans des grandes entreprises et mené des campagnes de sensibilisation sur les troubles musculo-squelettiques et une étude sur le risque chimique", précise le service de presse de la FEP. Mais sur le terrain, peu de salariés ont déjà passé une visite médicale. Samah fait exception. Quand elle travaillait comme femme de chambre dans un Novotel pour l'entreprise Premium, elle a eu une visite dans les deux mois. Concernant les salariées de la Villa Massalia"STN renvoie la balle à l'ancien employeur GFS, dont il a repris les employées", déplore la juriste de la CNT-SO. Elles ont bien eu la visite d'une formatrice. "Elle nous a donné des astuces, comme s'accroupir pour remettre le matelas en place, rapporte Lalia. Maintenant, je le fais. Mais si on suit ses conseils, on met une heure pour nettoyer la chambre, au lieu d'une demi-heure." Elles travaillent également en binôme pour alléger la charge physique.
"La formatrice nous a aussi dit que le détartrant blanc qu'on utilisait était dangereux, ajoute Linda. Depuis, ils l'ont remplacé." "L'information sur la toxicité des produits fait cruellement défaut", dénonce Etienne Deschamps. Pourtant, la tâche n'est pas impossible. Dans les Bouches-du-Rhône, le CHSCT d'une grande entreprise de nettoyage de 1 500 salariés a obligé sa direction à prendre le problème à bras-le-corps après une série de sept accidents du travail. Inspection et médecine du travail ont exigé une évaluation sérieuse des détergents, qui a mené à la création d'un service qualité, hygiène, sécurité, environnement (QHSE) et de nouveaux protocoles d'utilisation : équipements de protection individuelle, centrale de dilution, pulvérisation proscrite. Depuis, les salariés font l'objet d'une surveillance médicale renforcée. Un exemple à suivre.