© Nathanaël Mergui/FNMF

CHSCT : Comment s'emparer de l'évaluation des risques

par François Desriaux / juillet 2008

Incontestablement, l'évaluation a priori des risques fait partie de ces avancées notables à mettre au compte du droit communautaire. En plaçant ce "devoir d'inventaire" au sommet des principes généraux de prévention et en confiant cette responsabilité à l'employeur, la directive européenne de 1989 devait contraindre l'entreprise à s'investir sérieusement dans la question de la prévention, à regarder les risques professionnels en face.

Malheureusement, force est de constater que, dans les faits, cela ne marche pas. L'évaluation des risques, transposée de la directive en droit français dans la loi du 31 décembre 1991, est restée au rang des bonnes intentions législatives. Les pouvoirs publics ont voulu corriger le tir en novembre 2001, en imposant par décret le document unique d'évaluation des risques (DUE), contraignant ainsi l'employeur à consigner par écrit le résultat de ses investigations. Peine perdue ! La dynamique espérée pour enclencher un véritable programme de prévention ne s'est jamais réellement produite. Dans beaucoup d'entreprises, le DUE, au mieux, constitue une formalité administrative, au pire, n'existe même pas. D'après notre enquête, il est devenu un véritable marché pour de nombreux prestataires qui fournissent, clés en main, des formulaires préremplis pour un prix défiant toute concurrence. Evidemment, dans ces conditions, l'évaluation des risques ne peut jouer le rôle de locomotive de la prévention qu'on attendait d'elle.

Pourtant, l'ensemble de la démarche reste une occasion à saisir pour les élus du personnel au CHSCT. A condition pour ces derniers de dépasser leur rôle de contrôle du respect des prescriptions réglementaires par l'employeur. Non pas que cette dimension de la fonction de représentant du personnel soit superflue. Mais s'agissant de l'évaluation, le formalisme du document unique compte moins que le débat social qui peut naître de cette étape. Le but n'est pas tant de dresser une liste à la Prévert où les représentants du personnel vont uniquement s'employer à vérifier que tout a bien été recensé, correctement pesé et coté. Pour cela, il existe des listes toutes faites avec des cases à cocher, mais cela ne fera guère progresser la prévention. Non, seule la confrontation des points de vue entre les acteurs, à commencer par les travailleurs eux-mêmes, sera en mesure de nourrir une stratégie de prévention efficace.

Cette affirmation est encore plus vraie pour les risques psychosociaux. On perçoit bien en effet la difficulté de faire rentrer la complexité des problèmes de souffrance au travail dans une grille d'analyse, sauf à rester dans les généralités convenues de la charge de travail, des contraintes de temps ou du harcèlement. Des facteurs de risque incontestables, mais sur lesquels il sera difficile ensuite de "faire prendre la mayonnaise" de la transformation du travail. Le DUE ne peut donc pas être une fin en soi, mais une porte d'entrée pour permettre aux salariés de sortir de leur isolement face à ces agressions psychiques.

S'agissant des risques plus évidents à saisir, comme les expositions à un produit toxique, la démarche n'est guère différente. Si le CHSCT ne veut pas s'enfermer dans des recommandations aussi "bateau" qu'inefficaces, comme "faire accepter les protections individuelles" par le personnel, il a aussi intérêt à dépasser les mesures de concentration du polluant dans l'air pour se pencher sur les circonstances de l'exposition en lien avec le travail réel des opérateurs.

S'emparer de l'évaluation des risques afin d'en faire un tremplin pour la prévention passe donc par la conquête de la capacité à débattre du travail avec les salariés. Un défi aussi grand pour l'employeur que pour les représentants du personnel.

Une occasion unique pour débattre du travail

par Philippe Davezies enseignant- chercheur en médecine et santé au travail à l'université Claude-Bernard Lyon 1. / juillet 2008

L'examen du document unique d'évaluation des risques peut être le point de départ d'une dynamique de prévention, si le CHSCT ne s'en tient pas à un contrôle formel et privilégie la parole des salariés sur le travail et ses contraintes.

Depuis novembre 2001, l'employeur doit transcrire et mettre à jour dans un document unique les résultats de son évaluation des risques pour la sécurité et la santé des travailleurs. Ce document peut servir de point d'appui à une dynamique de transformation et d'amélioration des conditions de travail. A condition de ne pas se limiter à une approche purement formelle de la démarche.

Le risque est évident du côté de l'employeur. Face à cette nouvelle obligation, son principal souci sera de se mettre en règle. Quitte à délé­guer la réalisation du document à des spécialistes qui l'assumeront comme s'il s'agissait d'une tâche purement technique. Ces derniers produiront bien un document, mais ils ne seront pas en position de lancer la dynamique de transformation dans laquelle il est censé s'inscrire.

Un risque de même nature menace le CHSCT. Les représentants du personnel doivent veiller à l'observation des prescriptions législatives et réglementaires. Cette activité de contrôle est nécessaire. Le document unique doit être mis à la disposition du CHSCT, qui doit obtenir des éclaircissements sur la façon dont il a été rédigé, discuter de son contenu tant sur le versant de l'évaluation que sur celui des mesures préventives proposées (voir article page 31). Mais il peut vite se laisser enfermer dans une discussion technique, en tête à tête avec l'employeur, sur ledit contenu.

 

La nécessité d'un débat social

Car il est facile de prendre l'employeur en défaut sur ce terrain. Il est très improbable qu'il arrive à produire seul un document répondant aux exigences de la loi. C'est-à-dire un inventaire "systématique et exhaustif" de l'ensemble des risques - y compris ceux liés à l'organisation du travail -, proposant dans chaque cas une stratégie de prévention adaptée. Sur ce dernier point, les textes relatifs à l'évaluation des risques imposent à l'employeur d'adopter une stratégie de prévention "intelligente". Celle-ci suppose qu'il porte une attention particulière au travail réel, tel qu'il est effectué par les salariés sur leurs postes, ce dont les employeurs sont plutôt moins capables aujourd'hui qu'hier.

Ces textes invitent également les représentants des salariés à passer d'une position réactive, essentiellement centrée sur la réparation des effets nocifs du travail, à un positionnement actif vis-à-vis de la transformation du travail. Leur participation aux discussions sur le document doit ainsi permettre d'engager une dynamique de prévention... C'est ce qu'appellent les textes : le médecin du travail, le CHSCT ou les délégués du personnel sont invités à produire leur propre évaluation des risques et à définir des priorités en matière de prévention. C'est de la confrontation de leurs points de vue avec celui de l'employeur, de la controverse, que sont attendues les évolutions du travail.

En définitive, l'employeur ne pourra élaborer une stratégie de prévention "intelligente" que si le personnel et ses représentants contribuent au processus, que si un débat social sur le travail et ses risques au sein de l'entreprise se développe, associant l'employeur, les professionnels de la prévention et les représentants des salariés, mais aussi le personnel. Car ce qui vaut pour l'employeur vaut aussi pour les représentants du personnel : rien d'intelligent ne sera avancé si les salariés ne peuvent contribuer à la discussion sur la base de leur expérience du travail.

Cette contribution du personnel intègre bien entendu la parole de travailleurs temporaires ou d'entreprises extérieures présents sur le site. Elle est essentielle à la démarche d'évaluation et de prévention. En effet, le repérage des dangers n'est que la première étape du processus. Il doit déboucher sur l'analyse des conditions d'exposition. Par exemple, engager une démarche d'évaluation et de prévention vis-à-vis d'un risque toxique implique d'analyser la façon dont les salariés y sont exposés dans leur travail. Il faut discuter non seulement des conditions habituelles de l'activité, mais aussi des situations dans lesquelles - en raison de l'urgence, du manque de moyens ou de défaillances partielles du dispositif - l'élément dangereux est travaillé dans des conditions dégradées.

 

Permettre à tous de s'exprimer

Cette analyse des situations tendues ne peut pas être développée sans la participation active du personnel. Or, dans de nombreuses situations, la fragilisation des salariés est telle qu'il leur est difficile d'exprimer, face à la hiérarchie, la façon dont ils se débrouillent des difficultés du travail. Mettre sur la table ce qui se passe réellement dans le travail, c'est bien souvent courir le risque d'être taxé d'incompétence ou d'irresponsabilité, voire d'être sanctionné. Le problème se pose aussi pour la hiérarchie intermédiaire lorsqu'elle tente de faire entendre à la direction les difficultés qu'elle perçoit.

Pour faire barrage aux explications en termes de comportement individuel, il faut repérer les conflits de logique et les impasses de l'organisation dans lesquels sont pris les salariés. Il faut donc disposer d'un temps d'élaboration collective préalable au temps de la discussion avec la direction. Cela pose la question de la capacité des représentants du personnel à construire, avec les différentes catégories de salariés, des espaces autonomes d'expression sur ces difficultés. Sans ces espaces, il ne sera pas possible d'élaborer des points de vue suffisamment travaillés pour pouvoir être défendus collectivement et publiquement. Lorsque de tels espaces de discussion sont mis en place, les problèmes du travail apparaissent sous une forme très fortement renouvelée.

Ainsi, c'est probablement dans le domaine des risques psychosociaux que les impasses comme les potentialités du processus d'évaluation apparaissent le plus clairement. Il est facile de dénoncer l'incapacité du document unique à rendre compte de ces risques. Comment en effet intégrer la complexité des problèmes psychologiques et sociaux dans un inventaire de facteurs de risque ? Les textes relatifs au document unique citent le travail monotone ou cadencé, le harcèlement... D'autres éléments peuvent être avancés, mais, au final, il apparaîtra toujours difficile de faire entrer les réalités visées dans une grille d'analyse.

En vérité, il y a un risque chaque fois qu'un être humain est considéré et utilisé comme un simple rouage, sans possibilité d'expression personnelle ni de développement, lorsqu'il est isolé, renvoyé à lui-même. Toute enquête sérieuse sur un risque de nature physique ou chimique travaille de fait le risque psychosocial, dans la mesure où elle rompt l'isolement dans lequel peuvent se trouver les salariés face aux contradictions, dilemmes et impasses de l'activité. Il y a risque psychosocial majeur dès lors que les salariés ont le sentiment de ne pouvoir agir en rien sur ce qui leur arrive. Mener l'enquête avec eux sur les risques auxquels ils sont exposés participe au développement de leur capacité à penser leur situation de travail, à en débattre avec autrui et à peser sur les modifications à y apporter. Mener l'enquête avec les salariés, c'est, de fait, prendre la main sur le risque psychosocial. En résumé, le document unique ne peut pas rendre compte correctement du risque psychosocial, mais c'est une excellente porte d'entrée pour travailler cette dimension.

 

Disposer de moyens d'investigation

Dans cette perspective, la qualité du document n'est pas un facteur décisif : qu'il soit bien ou mal fait, il constitue avant tout une amorce pour une discussion avec les salariés à partir de leur expérience du travail. Engager cette dynamique suppose bien évidemment que les représentants du personnel disposent de moyens d'investigation. Ils peuvent faire appel à un expert, mais ce sera, à nouveau, au risque de se laisser enfermer dans un débat en salle avec l'employeur ou ses préposés. En tout état de cause, l'intervention de l'expert ne peut pas se substituer à la discussion et au contact direct avec les salariés. En cas d'accidents du travail, de maladies professionnelles ou de risques graves, le CHSCT peut également missionner un de ses membres pour mener une enquête, sans que le temps nécessaire soit imputé à son crédit d'heures. Les moyens d'une activité propre existent donc. Le débat sur l'évaluation des risques pourrait être l'occasion d'en développer l'usage.

En obligeant l'employeur à acter dans un document unique accessible à tous son évaluation des risques dans l'entreprise, la loi a ouvert un champ très important à l'action des représentants du personnel. Ce constat ne concerne pas que les membres des CHSCT. En effet, l'objectif est de développer l'expression collective des salariés sur ce qui les touche au premier chef dans leur activité : les conflits de logiques et les tensions dans lesquels ils se trouvent pris et qu'ils vivent dans l'isolement. De fil en aiguille, un tel processus touche à tous les problèmes liés à la valorisation et à la reconnaissance du travail. Il intéresse, au-delà des représentants en charge des questions de santé, l'ensemble des institutions représentatives du personnel. En ce sens, le mouvement engagé pourrait constituer une occasion inespérée pour renouveler les relations entre syndicalistes et salariés.

 

Deux modèles pour identifier les risques psychosociaux
Michel Vézina médecin-conseil à l'Institut national de santé publique du Québec et professeur au département de médecine sociale et préventive de l'université Laval à Québec.

Quels sont les facteurs de risques psychosociaux pouvant être identifiés à l'occasion de l'élaboration du document unique d'évaluation des risques ? Il n'existe pas de liste toute faite pour répondre à cette question. Il est néanmoins avéré que certaines dimensions psychologiques ou sociales de l'environnement de travail peuvent avoir un effet pathogène pour les travailleurs qui y sont exposés. Et il est important que l'évaluation des risques les prenne en compte.

Deux modèles de risques psychosociaux sont reconnus universellement aujourd'hui, en raison de leur apport dans la production de connaissances scientifiques sur le lien entre certains phénomènes sociaux et psychologiques au travail et le développement de plusieurs maladies. Il s'agit des modèles dits "de Karasek" et "de Siegrist". Le premier analyse la combinaison de trois aspects du travail : la demande, l'autonomie, le soutien. Le second traite du déséquilibre entre effort et reconnaissance.

Mauvaises combinaisons. Pour le modèle de Karasek, une situation de travail caractérisée par une combinaison de demandes psychologiques élevées, d'autonomie décisionnelle faible ou de soutien social faible augmente le risque de développer un problème de santé physique et mentale. Les demandes psychologiques font référence à la quantité de travail à accomplir, aux exigences mentales et aux contraintes de temps liées à ce travail. L'autonomie décisionnelle renvoie à la capacité de prendre des décisions au sujet de son travail, mais aussi à la possibilité d'être créatif ou d'utiliser et de développer des habiletés. Le soutien social recouvre les différents types de relations possibles avec les collègues et les superviseurs et l'aide dont peut disposer le salarié pour faire le travail.

Le modèle de Siegrist repose, lui, sur le constat qu'une situation de travail caractérisée par une combinaison d'efforts élevés et de faible reconnaissance s'accompagne de réactions pathologiques sur le plan émotionnel et physiologique. Si l'effort s'apparente à la demande psychologique du modèle de Karasek, la faible reconnaissance peut prendre trois formes : financière (un salaire insatisfaisant), sociale (un manque d'estime et de respect) ou organisationnelle (de faibles perspectives de promotion ou une insécurité de l'emploi).

En utilisant des questionnaires validés et construits selon ces modèles, applicables à un ensemble de situations de travail, il est possible d'identifier les composantes du travail potentiellement "toxiques" au niveau psychique.