L'enseignement a longtemps été pensé comme une profession privilégiée pour les femmes. "Voire comme une planque,eton ne pensait pas les risques", regrette la sociologue Julie Jarty. Evelyne Bechtold-Rognon, responsable syndicale à la tête de l'Institut de recherches de la FSU, est d'ailleurs "persuadée que les pénibilités du métier sont moins reconnues parce que, sur le million de professionnels de l'Education nationale, 70 % sont des femmes". Certes, le statut de la fonction publique garantit l'égalité hommes-femmes dans la profession d'enseignant. Et certaines pénibilités du métier sont les mêmes pour tous, quels que soient les niveaux d'enseignement. "Les enseignants travaillent dans des ambiances bruyantes qui dépassent souvent les 90 dB, ce qui engendre des troubles de l'audition, et ils poussent beaucoup sur leur voix", résume l'ergonome Dominique Cau-Bareille.
On observe néanmoins des problèmes de conditions de travail liés au genre dans la profession. Et ces questions n'ont surgi dans le débat social qu'à partir de l'instauration des CHSCT, en 2009. "Nos collègues masculins ont eu du mal à comprendre qu'il existait des discriminations envers les enseignantes : sur les affectations, les promotions et les changements d'échelon, qui ont un impact sur le salaire, l'emploi du temps et les conditions de travail", commente Nina Charlier, professeure d'éducation physique et sportive (EPS) à la retraite à Caen. Au-delà, le métier sollicite parfois différemment les femmes et les hommes qui l'exercent.
Souvent testées par les élèves
Il y a tout d'abord la question de l'autorité. "Certains de mes collégiens font deux têtes de plus que moi, alors j'ai tendance à bomber le torse, à élever la voix, et je finis la journée sur les rotules", raconte Marine, professeure de lettres à Nîmes. Certaines enseignantes témoignent ainsi d'une propension à "surjouer l'autorité", ce qui engage tout leur corps. Les professeures d'EPS - à 46 % des femmes - sont aussi soumises aux stéréotypes de genre. "On est souvent testées par les élèves, surtout en foot et en rugby, où on pratique moins que certains d'entre eux, relate Nina Charlier. Il faut "dégenrer" la pratique, parler stratégie et montrer les gestes professionnels
Les pénibilités physiques constituent également un angle mort. Or, en maternelle et en primaire - niveaux qui comptent respectivement 95 % et 85 % de femmes -, les enseignantes y sont particulièrement exposées. "Elles ont du mal à mener leur carrière à terme en raison de leur état de santé", précise Evelyne Bechtold-Rognon. Elles travaillent beaucoup avec leur corps, par lequel passent les apprentissages. Et elles "piétinent toute la journée", selon la chercheuse. C'est le plus souvent lors d'une grossesse, ou après la naissance d'un enfant, que les enseignantes "prennent conscience des inégalités de traitement et des pénibilités de leur métier", indique Julie Jarty, sur la base de nombreuses enquêtes de terrain.
Les questions entourant la maternité, par exemple, ne sont pas pensées par l'Education nationale. "Vu le taux de féminisation de la profession, c'est incroyable que ce ne soit pas le cas !", s'exclame la sociologue. Les enseignantes constatent avec une forme de fatalisme que rien ne permet de modifier l'exercice de leur métier, qui exige des postures debout prolongées, ou leurs conditions de transport, alors qu'elles sont tributaires d'affectations plus ou moins éloignées de leur domicile. "On devrait pouvoir être déchargées de 2 heures d'aide aux devoirs par semaine, mais c'est au bon vouloir des équipes ou des collègues", déplore Amélie
, institutrice à Montpellier et maman de trois enfants.
Des arrêts prématurés
La problématique est particulièrement aiguë chez les professeures d'EPS, qui se déplacent sur les infrastructures sportives avec leurs élèves. "Quand j'étais enceinte, l'adaptation du poste de travail se résumait à faire porter mon cartable par les collégiens quand je n'en pouvais plus et à leur faire tirer les tapis, se souvient Nathalie François, professeure d'EPS en Normandie. Beaucoup de collègues, notamment celles qui, remplaçantes, jonglent entre deux établissements et déjeunent dans leur voiture le midi, n'ont pas le choix et se mettent en arrêt."
Beaucoup de femmes s'arrêtent ainsi avant le début officiel de leur congé maternité, de peur de ne pas pouvoir mener leur grossesse à terme. L'administration encourage bien chaque enseignante enceinte à rencontrer son médecin de prévention, afin d'aménager le poste ou alléger le service. "Soit elle n'est pas reçue parce que le médecin n'a pas le temps, soit elle obtient une fin de non-recevoir parce qu'il n'y a pas de moyens humains pour alléger son poste", explique Lionel Delbart, professeur d'EPS à Lille et membre SNES-FSU du CHSCT ministériel de l'Education nationale. Il rappelle d'ailleurs que seuls 65 médecins de prévention - en équivalent temps plein - sont en exercice, alors que "l'administration reconnaît qu'il en faudrait au minimum 400".
En outre, en cas d'arrêt maladie ou de congé parental, l'enseignante rate souvent l'évaluation annuelle faite par le chef d'établissement, ou se retrouve avec une mauvaise note qui impactera inévitablement son évolution de carrière et de salaire ou ses possibilités de mutation. Sur ce dernier point, la mise en place de "rendez-vous de carrière" devrait néanmoins faire évoluer les choses.
Tout faire en même temps
L'autre forme importante de pénibilité à laquelle sont confrontées les enseignantes s'accentue souvent après la naissance d'un premier enfant : il s'agit de la difficile conciliation entre les temps de vie professionnels et personnels. Selon une enquête publiée en janvier 2018 par le SE-Unsa, 77 % des enseignants ont des difficultés à vivre les chevauchements entre leur métier, qui exige beaucoup de travail à domicile, et leurs temps familiaux. La sociologue Julie Jarty a, elle aussi, mené l'enquête sur les emplois du temps d'enseignantes. Celles-ci "craquent", parce qu'elles se rendent compte qu'elles doivent tout faire en même temps : corriger les évaluations sur le volant de leur voiture en attendant que leur enfant sorte de son activité du mercredi après-midi, préparer le repas en remplissant les bulletins... "Elles ont le sentiment de brasser du vent, alors que rien ne va plus si elles n'assurent pas la continuité dans la sphère familiale", ajoute la chercheuse, ce qui, selon elle, crée des "phénomènes d'usure professionnelle importants".
Pour Lionel Delbart, ces tensions risquent de s'exacerber avec les réformes en cours ou annoncées. D'après son analyse, le "bon prof" ne sera plus celui qui fait bien son travail en classe, mais celui qui, en dehors de ses heures de cours, "organisera un voyage scolaire, participera à un concours d'éloquence ou élaborera un projet éducatif autour de la Résistance". Des activités sur lesquelles les femmes ont moins de marges de manoeuvre pour s'investir, parce que la charge de famille repose encore beaucoup sur leurs épaules.