© Jeanne Macaigne

Transition écologique : une aubaine pour le travail

par Nathalie Quéruel / avril 2020

Tandis que l’épidémie de Covid-19 met un brutal coup d’arrêt à la marche effrénée du monde, l’atmosphère retrouve un second souffle, matérialisé par les images satellite. Et nous retenons le nôtre, devant l’inconnu déroutant que pose la crise sanitaire planétaire. Signifiera-t-elle le sursaut nécessaire à la transition écologique ? Ou mettra-t-elle sous le boisseau, une fois le drame passé, l’indispensable mutation d’un modèle de production en bout de course ? Ce dossier, conçu début janvier, alors que paraissait lointaine la situation dans la province chinoise du Hubei, fait le pari de la première hypothèse.
Inscrire la question du travail à l’agenda du développement durable ne va pas de soi, tant celui-ci bouscule les formes d’exercice de l’activité. L’abandon des pesticides se traduit par un surcroît de manutention dans certains métiers. L’économie circulaire, qui entend mettre un terme à l’obsolescence programmée des objets – un non-sens pour l’environnement mais aussi pour ceux qui les fabriquent – accentue la pression dans le secteur des déchets et du recyclage, avec des risques professionnels qui se multiplient. Néanmoins, des pistes s’entrouvrent pour donner au travail une place centrale dans les transformations à venir, penser la prévention en même temps que l’écoconception des biens et des services, redéfinir des modes de coopération et d’entraide entre les salariés. L’urgence climatique, doublée de la crise sanitaire, impose de s’en saisir. Vite.

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L’abattoir paysan comme remède à la souffrance

par Eliane Patriarca / avril 2020

A rebours de l’abattage industriel et de ses dérives qui font scandale, des collectifs d’éleveurs reprennent la main sur cette tâche difficile. Et expérimentent des pratiques qui respectent autant les bêtes que les travailleurs.

Au téléphone, c’est le mistral qu’on entend d’abord. Eleveur transhumant, Olivier Bel passe l’hiver avec ses brebis mérinos à Aubagne (Bouches-du-Rhône). Ce porte-parole de la Confédération paysanne prend néanmoins le temps de décrire le projet qu’il défend avec une poignée de « collègues » du Lubéron depuis trois ans : la création d’un abattoir paysan itinérant. Un camion aménagé pour réaliser les étapes de l’abattage des bêtes, qui se déplacera de ferme en ferme ou d’une aire de rassemblement à une autre. Et qui garantira aux éleveurs que leurs animaux seront traités dignement au moment de leur mort. 
Cette initiative, au même titre qu’une dizaine d’autres, est soutenue par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). « Ce sont des alternatives au modèle de l’abattage industriel qui permettent de repenser l’organisation de ce travail sur des bases plus favorables à la santé des opérateurs, explique Anne-Marie Nicot, chargée de mission. Depuis 2018, nous accompagnons ces expérimentations, plus soutenables en termes de conditions de travail mais aussi du point de vue sociétal et environnemental. » 

Cadences infernales, troubles musculo-squelettiques 

En 2016, la diffusion par l’association L214 de vidéos montrant la maltraitance des bêtes a mis un coup de projecteur brutal sur les pratiques des abattoirs industriels. C’est à la suite de la proposition de loi sur le bien-être animal, tentant d’imposer la vidéosurveillance dans ces établissements, que le ministère de l’Agriculture a chargé l’Anact d’étudier le sujet. « Les abattoirs industriels sont apparus dans les années 1970 et n’ont cessé de s’agrandir en rachetant les plus petits, indique Anne-Marie Nicot. Ils étaient 400 en 2003, 250 en 2019. C’est un modèle peu rentable, pris dans une spirale descendante : concurrence par les prix, quête permanente de gains de productivité et cadences de travail infernales. Jusqu’à 73 bovins et 840 porcs sont abattus à l’heure ! » Avec des effets directs sur l’organisation du travail : segmentation des postes, gestes répétitifs, contraintes posturales et environnementales (vibrations, froid, humidité, bruit, contact avec le sang, les viscères). La santé des salariés s’en ressent. Le secteur compte de nombreux accidents du travail, ainsi qu’une fréquence très élevée des troubles musculo-squelettiques (TMS). Selon la chargée de mission de l’Anact, il est nécessaire d’envisager ces enjeux au-delà de la stricte prévention des risques, tant celle-ci est prise dans un cercle vicieux : « Les améliorations apportées en termes d’ergonomie ne donnent pas de résultat, elles produisent même l’effet inverse, c’est-à-dire plus d’atteintes à la santé physique et mentale ! » Par exemple, la polyvalence, préconisée contre la répétitivité, a transformé les opérateurs en bouche-trous ; l’emploi de machines pour diminuer la pénibilité a induit une nouvelle augmentation des cadences pour en amortir le coût.

Naître et mourir à la ferme

L’abattoir industriel, qui nie la dimension vivante et sensible de l’animal, ne s’intéresse pas davantage aux salariés, ni à l’impact psychique des tâches qu’ils accomplissent. Les animaux sont stressés, les hommes aussi. Pour sortir de l’impasse, l’Anact a commencé à élargir sa réflexion : « Nous avons constaté que des petits éleveurs, traumatisés par le traitement subi par leurs bêtes lors de l’abattage, cherchaient à se réapproprier cette étape. Nous avons alors décidé de nous pencher sur ces innovations. » 
Reprise d’un abattoir existant par une coopérative paysanne ou création d’un système d’abattage de proximité, avec des camions aménagés ou des caissons mobiles, comme en Allemagne et en Suède… Quelle que soit la solution adoptée, les éleveurs partagent une même motivation : assumer cette étape cruciale que la loi les oblige à déléguer afin de s’assurer que leurs animaux meurent dignement, et préserver la qualité de la viande. Avec une nouvelle approche de leur travail, le one welfare, dans laquelle le bien-être de l’animal, celui des femmes et des hommes qui l’accompagnent de sa naissance à sa mort et la préservation de l’environnement sont indissociables1 . « L’abattoir industriel reste une boîte noire, l’éleveur y est persona non grata, constate Jocelyne Porcher, sociologue et zootechnicienne à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), ancienne éleveuse de brebis. Celui-ci est contraint d’abandonner ses bêtes à un système dont il sait qu’il génère peur, stress, voire souffrance. L’animal n’y est qu’un incubateur de viande, alors que pour l’exploitant, c’est un être avec lequel il a vécu. » Dans le Lubéron, les agriculteurs sont confrontés à la raréfaction des structures. « Ils sont obligés de transporter leurs bêtes jusqu’à l’abattoir de Digne ou à celui de Sisteron, soit trois heures de route minimum, génératrices de fatigue pour les animaux comme pour les hommes, rapporte Olivier Bel. Certains préfèrent procéder eux-mêmes à l’abattage dans leur ferme, ce qui est passible de prison et d’amende. » Fin 2018, sous la pression de la Confédération paysanne et de l’association créée par Jocelyne Porcher pour promouvoir l’abattage à la ferme2 , le gouvernement a autorisé le déploiement d’abattoirs mobiles à titre expérimental pour une durée de quatre ans3 . Une évolution qui a permis aux exploitants du Lubéron (mais aussi de Côte-d’Or, de Lozère, de Mayenne…) de se lancer dans leur projet de camion aménagé. Ils en ont conçu le prototype, d’une capacité de 36 ovins ou caprins par cycle, nécessitant trois à quatre personnes pour effectuer les tâches : accueil, contention, étourdissement, saignée, déshabillage, éviscération, dépeçage… Ce sont les éleveurs qui s’en chargeront, précise Olivier Bel, « pour que cela soit viable économiquement et éthiquement. Car ceux qui donnent bien la mort aux animaux avec respect sont aussi ceux qui les connaissent le mieux ». Sa conviction est renforcée par l’expérience, dans les Hautes-Alpes, des agriculteurs qui gèrent l’abattoir de Guillestre. 

Payés à la tâche

Cet établissement a failli disparaître à la suite de son dépôt de bilan en août 2016. Un coup de massue pour les 160 éleveurs qui, d’un jour à l’autre, ont dû se rabattre sur l’abattoir de Gap, au sud du département, ainsi que le raconte Bénédicte Peyrot, présidente de la société coopérative regroupant 131 exploitants et désormais gestionnaire de l’établissement : « Pour les plus éloignés, c’était deux heures trente de transport avec la bétaillère sur des routes de montagne et autant pour le retour, beaucoup de stress pour les animaux, de temps perdu pour les éleveurs et un bilan carbone désastreux. D’autant que, lorsqu’on fait de la vente directe, on y va pour un ou deux agneaux, au maximum trois ! Nous avions absolument besoin de l’abattoir, qui est aussi un outil de structuration du territoire : s’il disparaît, les éleveurs paysans aussi. Or ceux-ci participent à la biodiversité, à l’entretien des paysages, au tourisme. » 
Le noyau initial est composé de dix éleveurs, dont deux femmes, plus un boucher. Tous se sont formés aux tâches de l’abattage et ont passé le certificat de protection animale. L’abattoir a pu rouvrir dès décembre 2016, « un jour par semaine et sans salariés », signale Bénédicte Peyrot. « Les éleveurs font tout. Ils sont payés à la tâche, c’est-à-dire à l’animal tué. Les bêtes sont amenées le matin même. Elles sont paisibles, les éleveurs tâcherons qui les manipulent les connaissent, les respectent, savent exactement quel travail cela représente de faire naître, nourrir, soigner un animal. » 

« Le temps de bien faire »

La coopérative, qui se refuse à toute course au rendement, atteint aujourd’hui l’équilibre financier. « On prend le temps de bien faire, même lors des grosses journées où on peut accueillir jusqu’à 130 agneaux, relate sa présidente. Les éleveurs tâcherons acceptent de faire quelques heures de plus. Ils restent calmes, ne parlent pas fort, l’abattoir est très silencieux. » Olivier Bel, qui est allé leur rendre visite, confirme : « Depuis quarante ans, j’ai fréquenté beaucoup d’abattoirs : des lieux marqués par une ambiance très masculine, bruyants et repoussants. A Guillestre, femmes et hommes travaillent ensemble, sans bruit ni tension. Même s’il y a du sang, même s’il y a la mort, ce n’est pas violent. » 
La mise à mort – étourdissement et saignée – reste un moment délicat. Quatre personnes assurent ces étapes ; les six autres, ne s’en sentant pas capables, se chargent de recevoir les bêtes, enlever la peau des carcasses, éviscérer, peser, préparer la triperie. « L’abattage est un aboutissement inévitable du travail des éleveurs, mais il ne va pas de soi du point de vue moral, souligne Jocelyne Porcher. Lorsqu’ils le font ensemble, en groupe, l’impact psychique n’est pas du tout le même. » A Guillestre, les éleveurs tâcherons apprécient désormais de se retrouver chaque semaine. Le matin, ils prennent le café ensemble, le soir, ils partagent le dîner. « Ils décompressent, échangent, évoquent leurs problèmes », observe Bénédicte Peyrot. Une convivialité qui a rompu l’isolement caractéristique de leur métier. 

La fierté retrouvée

Mais peut-on parler d’amélioration quand on rajoute un surcroît de travail à des agriculteurs déjà pressurés ? Au Vigan (Gard), où depuis deux ans une coopérative paysanne a repris l’abattoir fermé en mai 2017 à la suite de la diffusion de vidéos de L214, Valentine Boisseau, éleveuse de bovins, témoigne de la fierté retrouvée : « Avec l’abattoir paysan, nous pouvons enfin maîtriser toutes les étapes de notre métier et nous le faisons bien, cela n’a pas de prix. » Mais aussi de l’épuisement : « Nous sommes dix, ce n’est pas assez. Mais il nous est difficile de trouver d’autres éleveurs volontaires, au point que, certaines semaines, nous devons reporter des abattages, la demande dépassant notre capacité. Le travail sur la chaîne d’abattage, qui s’ajoute à celui de notre ferme, représente une charge physique et mentale importante, huit heures hebdomadaires éprouvantes. Il nous faudrait de l’argent pour acheter une machine supplémentaire. » 
Dans le Lubéron, les porteurs du projet d’abattoir itinérant ont décidé de ne pas lésiner sur les outils pour réduire la pénibilité du travail, comme des arracheurs de peau hydrauliques ou électriques. « C’est vrai que l’abattage mobile colle un boulot en plus à des personnes qui travaillent en vente directe et font souvent déjà soixante-dix heures par semaine, reconnaît Olivier Bel. Mais si nous ne nous en occupons pas, rien ne changera ! » 
Dans ces expériences atypiques, les éleveurs commencent à donner une réalité au one welfare. Pour Anne-Marie Nicot, ce concept a permis de sortir d’une vision binaire « pour ou contre » l’élevage et la consommation de viande. Et d’une caricature stigmatisante « qui a un impact sur la santé psychosociale des éleveurs ». Ces nouveaux modèles sont porteurs « de sens et de satisfaction ». Ils leur donnent, de plus, l’opportunité de « sortir de l’isolement, de développer des solutions qui leur permettent de vivre d’un travail correspondant à leurs valeurs », celles d’un élevage paysan respectueux de l’environnement. Autant de pistes à explorer pour l’Anact, qui accompagnera ces expérimentations jusqu’en 2021.  
 

  • 1Le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a rendu un avis en ce sens fin novembre 2019.
  • 2L’association Quand l’abattage vient à la ferme a été créée en 2015.
  • 3Article 73 de la loi Egalim d’octobre 2018, complété par le décret du 16 avril 2019.
A lire
  • Livre blanc pour une mort digne des animaux, par Jocelyne Porcher, Les Editions du Palais, 2014. 

  • Cause animale, cause du capital, par Jocelyne Porcher, Le Bord de l’eau, 2019.

  • Steak barbare. Hold-up végan sur l’assiette, par Gilles Luneau, Editions de l’Aube, 2020.