Face au changement climatique et aux problèmes sociaux qu’il soulève, il semble essentiel de trouver un point de convergence entre la préoccupation écologique et la réflexion sur la santé et les conditions de vie au travail des personnes. Dans la recherche d’un nouveau modèle économique soutenable, tant à l’échelle de la production que de l’organisation sociale, le rapport au travail devient un élément incontournable.
Les impasses du modèle de développement actuel, comme les perspectives alternatives de décroissance et d’économie circulaire, sont un héritage de l’histoire récente, dans laquelle la fabrication de biens matériels représente le principal facteur de croissance économique et la matrice d’organisation sociale du travail. D’une part, la décroissance soulève de nombreuses résistances, à cause de la vision récessive qui la sous-tend ; d’autre part, l’économie circulaire, qui vise à réduire le gaspillage des ressources naturelles, ne s’affranchit pas de la logique industrielle. L’enjeu du développement durable consiste donc à reconsidérer le modèle de production pour découpler la croissance économique de sa dépendance aux flux de matières (extraction, transformation, déchets). Peut-on créer de la valeur, socialement utile, autrement qu’en fabriquant des objets ?
Valoriser les ressources immatérielles
L’économie de la fonctionnalité et de la coopération
cherche à construire une réponse opérationnelle à cette interrogation. Tout d’abord en replaçant la question de la valeur économique dans le champ des effets utiles, autrement dit les bénéfices réels, c’est-à-dire la manière d’apporter une réponse adaptée aux attentes et besoins des personnes. Cela concerne des pans entiers de la vie en société : l’alimentation, l’habitat et l’aménagement du territoire, la culture et l’éducation, la santé et le soin, la mobilité, etc. La valeur ne réside plus alors dans l’objet, mais dans les conditions d’usage et les effets invisibles. Par exemple, la possession d’une voiture n’est plus à elle seule gage de mobilité, surtout en zone urbaine. La prise en compte de ces conditions d’usage et bénéfices pose la « relation de service » comme une nouvelle matrice productive de ce qu’on peut appeler une « solution intégrée » de services et de biens. Par exemple, accompagner les individus dans une perspective de bien-vivre alimentaire suppose que l’on propose conjointement des fruits et légumes provenant de maraîchers respectueux de l’environnement et de la santé des consommateurs, une distribution de proximité, des conseils nutritionnels, des ateliers cuisine, etc. Et c’est la qualité du dialogue entre producteur et consommateur, la compréhension réciproque des besoins et l’élaboration conjointe d’une solution pertinente qui donnent valeur à l’échange.
Cette relation de service ouvre une voie stratégique à la reconnaissance du travail réel, entendu comme la mobilisation d’une activité tournée vers autrui, faisant appel à des compétences acquises et un processus d’apprentissage continu et nécessitant des espaces de délibération. Les dimensions « immatérielles », selon la terminologie des économistes, de la création de valeur rejoignent ici cette conception du travail, fondement de la construction de la santé.
Ce levier renouvelé de la création de valeur questionne également l’organisation du travail, en mettant en avant la « coopération » comme principe à partir duquel doivent être repensés ses paramètres : le rapport au temps, le contenu de la prescription, les pratiques managériales, les dispositifs d’évaluation, etc. La coopération – c’est-à-dire la façon de prendre en compte le travail réel de l’autre dans sa propre activité – doit être distinguée de la coordination – c’est-à-dire les relations fonctionnelles prescrites par la division technique du travail. La première est un élément clé de la relation de service qui amène le professionnel à faire des arbitrages sur la manière de répondre à la demande de la personne bénéficiaire, de contourner les contraintes relevant des consignes (les règles et procédures), de se positionner subjectivement dans la relation professionnelle. Ces arbitrages demandent à être soutenus par les collègues, la hiérarchie, le système client.
La qualité de la coopération apparaît aussi primordiale pour garantir la réactivité face à un environnement instable, l’inventivité au service de l’innovation, la capacité à s’entendre dans des projets complexes. Habituellement, les entreprises cherchent à obtenir cette souplesse par une flexibilisation, et donc une précarisation des emplois, et un durcissement des prescriptions formelles, qui vont jusqu’à des injonctions comportementales. Mais cela ne marche pas, avec des répercussions majeures sur la santé des travailleurs et sur la solidarité dans les collectifs. La dynamique de la coopération, quand elle s’appuie sur la reconnaissance de l’écart entre travail formel et travail réel, permet d’envisager un autre modèle susceptible de répondre aux enjeux contemporains : développer la compétence, la confiance, l’entente, l’engagement, l’ingéniosité comme ressorts essentiels de la création de valeur. Ce qui suppose des organisations à la fois stables dans le temps et capables d’évoluer en fonction des remontées de l’expérience des travailleurs.
Ce nouveau paradigme nous invite également à changer d’échelle dans les démarches de transformation du travail. Bien souvent, l’entreprise n’est plus le périmètre qui permet de conduire des actions d’amélioration, étant elle-même trop dépendante de son environnement économique et financier. Par ailleurs, les institutions publiques sont en difficulté pour répondre à l’ensemble des questions contemporaines en matière de santé, d’inégalités, de conditions de travail, de précarité, de développement durable. Entre les deux, la maille territoriale offre un terrain permettant des expérimentations intéressantes, en créant de nouveaux espaces d’apprentissage, d’innovation, de solidarité et d’échanges économiques coopératifs. Et ainsi allier perspective de développement durable des territoires et ambition commune d’émancipation par le travail.
Développement favorable au territoire
Des exemples montrent que cela est possible
. A l’instar de cette entreprise initialement spécialisée dans la sous-traitance de secrétariat médical téléphonique qui est devenue, grâce à une réflexion approfondie sur la valeur réelle produite par les professionnelles, un acteur important dans la coordination de l’offre de soins au sein d’un territoire identifié comme « désert médical ». Voilà comment son activité a évolué. Auparavant prestataire sur un nombre limité de tâches techniques, prescrites et facturées, c’est-à-dire organiser les rendez-vous avec les patients, elle articule aujourd’hui plusieurs services au bénéfice de la santé publique à l’échelle locale : action de prévention pour les médecins libéraux vieillissants, aide à l’installation de jeunes médecins (notamment par la prise en charge des questions de conciliation des temps), coordination du parcours des patients sortant d’hospitalisation en coopération avec un CHU, les sociétés de transport sanitaire et les établissements médico-sociaux locaux (centres municipaux de santé, maisons de retraite…). La prise en compte des enjeux réels gérés par les secrétaires médicales dans leur activité a conduit à un développement de l’entreprise dans un sens très favorable au territoire et à sa population, ainsi qu’à une organisation réflexive interne avec de nombreux temps d’échanges sur le travail et de professionnalisation.
Si l’économie de la fonctionnalité et de la coopération offre une perspective tout à fait intéressante aux acteurs de la santé au travail pour penser un rapport renouvelé à l’économie, elle requiert également leur expertise et leurs compétences. En effet, les implications culturelle et politique d’un changement de modèle productif demandent de mieux instruire, par l’analyse de l’activité et l’action, les liens entre le contenu du travail vivant et les questions sociétales de notre époque.